Theater an der Wien, 21 octobre
PHOTOS : Robert Gleadow et Christoph Pohl.
© HERWIG PRAMMER
Christoph Pohl (Sir John Falstaff)
Anett Fritsch (Mrs. Ford)
Maxim Mironov (Mr. Ford)
Arttu Kataja (Mr. Slender)
Alex Penda (Mrs. Slender)
Robert Gleadow (Bardolf) Mirella Hagen (Betty)
René Jacobs (dm)
Torsten Fischer (msl)
Herbert Schäfer, Vasilis Triantafilopoulos (dc)
Ralf Sternberg (l)
Le Falstaff composé par Salieri, près d’un siècle avant le chant du cygne de Verdi – et fatalement relégué dans l’ombre de ce dernier –, mérite-t-il de figurer dans la catégorie des chefs-d’œuvre, sinon tout à fait oubliés, du moins trop longtemps négligés ? Ou accède-t-il à ce statut parfois galvaudé, uniquement grâce au traitement de choc que vient de lui administrer René Jacobs ?
La question n’appelle sans doute pas une réponse aussi tranchée, ne serait-ce que parce que la production du Theater an der Wien amène à se la poser. Nuançons donc, et rendons à l’éminent professeur de Beethoven ou Schubert, dressé contre Mozart par une postérité trompeuse et ses agents troubles – Pouchkine, Peter Shaffer et Milos Forman –, ce qui lui appartient.
Et d’abord un sens du théâtre constamment réjouissant, stimulé par le livret de Carlo Prospero Defranceschi qui, s’il n’a pas le génie de Boito, adapte Shakespeare avec verve, et sans jamais le dénaturer comme il était déjà d’usage – jusqu’aux monstruosités produites par un XIXe siècle français ayant fait sien l’avis de Voltaire, selon lequel le Barde avait certes un « génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime », mais « sans la moindre étincelle de bon goût, et sans la moindre connaissance des règles ». Une invention musicale aussi, par laquelle la succession de récitatifs, airs, souvent très brefs, et ensembles donne l’illusion d’un flux rythmique ininterrompu, mieux, tourbillonnant.
La partition contient donc bel et bien les ingrédients nécessaires, mais pas forcément suffisants. Et c’est là que René Jacobs se révèle imbattable. Parce qu’il sait, mieux que quiconque, non seulement déceler les trésors que recèlent les ouvrages les plus obscurs pour en extraire tout le suc, mais surtout accommoder des morceaux en apparence douceâtres, voire insipides, au point de les rendre savoureux, et même enivrants – et de nous faire croire, si, si, vraiment, que Falstaff n’a pas à rougir face à un chef-d’œuvre comme Le nozze di Figaro !
En plus d’un tour de main singulier – et assez indéchiffrable pour qui s’arrête à une gestique immuable –, le chef belge peut s’appuyer sur Sebastian Wienand, prolongement de son érudition et de sa fantaisie au pianoforte, ainsi que sur une brigade hors pair : virtuosité, jamais ostentatoire, alacrité, en rien outrancière, et palette de couleurs infinie, l’Akademie für Alte Musik Berlin n’a pas besoin de monter sur scène pour s’imposer comme un protagoniste à part entière.
Il serait injuste de considérer Christoph Pohl à l’aune des interprètes mythiques du Falstaff verdien, dès lors que le baryton allemand s’invente une faconde, qui compense un timbre assez neutre et un italien finement articulé, mais sans rondeur.
La voix de Robert Gleadow a sans doute plus de caractère, et de profondeur, un luxe presque inutile pour Bardolf, si la mise en scène n’en faisait une sorte de Méphisto omniprésent et omniscient – ajoutant à la frustration de ne pas l’entendre davantage. La jalousie de Mr. Ford, qui s’exprime dans un langage typiquement serio, demanderait dans l’idéal un ténor un peu plus mûr que Maxim Mironov, archétype, ô combien séduisant, de jeune premier rossinien.
Grave fuligineux, aigu déflagrant, et vibrato frénétique, Alex Penda ne craint aucun excès, ni écart de registre, tirant, plus que de raison peut-être, mais pour un effet garanti, Mrs. Slender vers ces personnages de « donna furibonda » auxquels il est difficile de résister. Et comment ne pas succomber à Anett Fritsch, Mrs. Ford au médium pulpeux, dont la projection facile allie le galbe de l’instrument à un verbe piquant ?
Pour le metteur en scène allemand Torsten Fischer, les joyeuses commères de Windsor ne sont nulles autres que des membres de la famille royale d’Angleterre. Les Ford empruntent leurs traits au duc et à la duchesse de Cambridge, plus familièrement désignés sous les noms de Kate et William, et les Slender, au prince Charles et à Camilla, sous l’œil amusé d’Elizabeth II et de son époux, le duc d’Édimbourg, dont la photographie trône au fond du décor – soulignant la ressemblance toute relative de leurs sosies.
Malicieusement irrévérencieuse et franchement divertissante, cette comédie de faux-semblants est menée tambour battant. Jusqu’à ce que le metteur en scène brouille les pistes, et nous fasse perdre le fil, en cherchant à plaquer du sens, et des arrière-plans trop complexes peut-être, sur la critique sociale. Sans pour autant amoindrir la joie, par instants incrédule, de la (re)découverte.
MEHDI MAHDAVI