Opéra Berlioz/Le Corum, 3 octobre
Rigoletto n’en est pas à sa première transposition. Dans les années 1980 déjà, Jonathan Miller en avait fait l’âme damnée d’un caïd de la mafia. Plus récemment, on l’a vu au cirque, et, avec Richard Brunel, à Nancy, en fin de saison dernière, dans le monde de la danse. Pour l’Opéra Orchestre National Montpellier, Marie-Ève Signeyrole va encore plus loin.
En prenant l’idée du bouffon au pied de la lettre, la metteuse en scène et vidéaste française en fait un acteur comique populaire qui, dans un one-man-show masochiste et autodestructeur, utilise sa propre vie comme sujet. Au plan dramaturgique, cela paraît un peu artificiel, car l’humour et la dérision sont à peine présents dans le livret, ou alors sur le mode grinçant et tragique. Mais le résultat se révèle captivant au niveau théâtral.
Passons sur ces courtisans devenus les fans de Rigoletto, qui manifestent bruyamment à chacune de ses apparitions, ou sur ce Duc de Mantoue, transformé en imprésario du même, artiste raté chantant « La donna è mobile » comme un numéro de music-hall, avec micro et caméra obligés. L’idée d’un spectacle régulièrement interrompu par les faiblesses de l’acteur n’est pas totalement convaincante, mais ce n’est là qu’un habillage.
L’essentiel est dans l’assimilation de Rigoletto aux personnages de sa vie, dont il assume et mime les airs, voire certains duos, revivant ou fantasmant les épisodes de sa propre descente aux enfers. Elle permet de révéler les multiples facettes de ce héros ambivalent, bourreau des autres et de lui-même, qui finit par sombrer dans le crime et la démence. Le délicat « Caro nome » de Gilda, qu’il mime à l’avant-scène, amplifié par la vidéo, est un moment inoubliable, de même que cette rencontre en miroir déformant avec Sparafucile, à l’acte I.
À ce parti pris décalé, Marie-Ève Signeyrole ajoute une lecture symbolique et quasi onirique, dominée par la figure du rhinocéros (animal emblématique de la laideur, mais aussi, par sa corne, de la virilité). Elle joue de la « mise en abyme » des situations et l’on comprend, au final, que c’est Rigoletto lui-même – ou, plutôt, sa jalousie maladive – qui a assassiné Gilda, comme il avait tué sa femme dans un accès de violence, pendant le Prélude.
À qui ne connaîtrait pas le livret de l’opéra, cette lecture paraîtra déconcertante, mais elle se révèle extraordinairement stimulante et riche de sens dans sa profusion, car elle nous fait entrer au cœur même de la tragédie. Le baryton albanais Gezim Myshketa, à la fois puissant et nuancé, est un Rigoletto d’une rare intensité, se coulant avec un naturel total dans les partis pris d’une mise en scène exigeante, qui lui permet de porter son interprétation au paroxysme de l’expressivité.
Gilda est représentée sur le plateau par une figure passive, masquée et de noir vêtue, tandis que la soprano russe Julia Muzychenko l’incarne depuis la fosse, avec un timbre prenant et des aigus immaculés. Desservi par la production, qui le fait souvent chanter en fond de scène, Rame Lahaj reste un Duc un peu passe-partout ; le ténor kosovar doit attendre le dernier acte pour donner toute la mesure d’une voix pleine, à l’aigu facile et au style impeccable.
Bien qu’invisible, la basse américaine Luiz-Ottavio Faria impose un puissant Sparafucile, la mezzo tuniso-canadienne Rihab Chaieb incarnant une séduisante Maddalena. Parmi les petits rôles, on distinguera, particulièrement, le Marullo du Slovène Jaka Mihelac et le Monterone du Polonais Tomasz Kumiega.
Les chœurs, d’une totale homogénéité, sont au-dessus de tout éloge. L’Orchestre National Montpellier Occitanie se révèle absolument exceptionnel de cohérence, porté par la direction de Roderick Cox. Le chef américain exalte la puissance dramatique de Rigoletto dans une harmonie parfaite avec cette production étonnante, que le niveau musical d’ensemble contribue à imposer avec évidence.
ALFRED CARON
© MARC GINOT