Staatsoper Unter den Linden, 28 novembre
Si ses ouvrages subséquents n’ont jamais tout à fait retrouvé le succès de Trois Sœurs, son premier opéra, créé à Lyon, en 1998, Peter Eötvös (né en 1944) n’en continue pas moins avec constance son parcours de compositeur lyrique, avec le souci désormais affirmé de s’inscrire dans son époque, notamment par le choix de ses sujets. Pour Sleepless, coproduction entre le Staatsoper Unter den Linden de Berlin et le Grand Théâtre de Genève, il s’est ainsi inspiré du roman Trilogie (2015), de l’écrivain norvégien Jon Fosse.
L’action de cet « opéra-ballade » s’inscrit dans la Norvège côtière des pêcheurs d’aujourd’hui. Dans une sorte de filiation vériste, Peter Eötvös revendique le droit de conter le destin ordinaire de personnages ordinaires. Tout au long de la soirée, on suivra la cavale meurtrière d’un couple de sans-abris, Alida et Asle : elle, enceinte jusqu’aux yeux et cherchant seulement à pouvoir se reposer au chaud ; lui, marginal au sang chaud, qui n’hésite pas à se débarrasser de celles et ceux – un loueur de barques, sa belle-mère, une vieille femme – qui n’accèdent pas à ses demandes.
Présent dans la fosse, pour diriger lui-même cette création, le compositeur hongrois signe une partition minimaliste mais très colorée, accessible, privilégiant les touches légères qui viennent se glisser entre les passages vocaux. Les percussions sont omniprésentes, mais utilisées pour leurs couleurs plus que pour leur dimension rythmique.
Outre dix solistes, l’œuvre prévoit la présence de deux sextuors vocaux : l’un, masculin, qui incarne un groupe de pêcheurs individualisés, et l’autre, féminin, qui intervient en trios anonymes, en commentant l’action depuis les balcons latéraux, comme un chœur de tragédie grecque.
Dans un découpage quasi cinématographique – c’est d’ailleurs le réalisateur hongrois Kornel Mundruczo qui signe le spectacle –, Peter Eötvös a divisé l’action en douze scènes, organisées selon les douze tonalités. Mais il manque à l’œuvre une véritable progression dramatique : s’il y a bien un climax de violence (la pendaison d’Asle), on cherche en vain de véritables moments d’émotion ou de grâce. Même l’épilogue, avec un monologue d’Alida, un trio vocal qui lui répond et un violon seul, évoquant l’absence du bien-aimé, ne cherche pas vraiment à faire décoller l’opéra.
Et même si l’on peut supposer que Mari Mezei, l’épouse et complice régulière de Peter Eötvös, a voulu s’inspirer de la langue simple et dépouillée de Jon Fosse, le livret dont elle est l’autrice contribue, lui aussi, à ce manque global de transcendance. Écrit dans un anglais international simplifié, il reste assez anecdotique, se bornant, le plus souvent, à décrire l’action de façon répétitive.
Très bien éclairé par Felice Ross, le décor unique de Monika Pormale est un poisson géant, lové en demi-cercle sur une tournette. Au gré de rotations, permettant de suggérer le mouvement et la fuite, on découvre, dans ses entrailles, un bar dont les murs ont l’allure de steaks de saumon, ou plusieurs pièces (salon, cuisine, chambre…) de la maison de la Vieille Femme, calées entre les arêtes.
Seules touches d’humour discret, dans cet univers plutôt glauque : un chat en peluche sur un lampadaire, quelques goélands, deux ou trois barques abandonnées, dont une qui répond au très prophétique nom de « Here Comes Trouble ». De façon inattendue, deux tapis roulants de salle de sport sont placés à la rampe, perpendiculairement à la salle, pour permettre aux personnages de s’y installer côte à côte, pour deviser en marchant.
La distribution est excellente. À côté de chanteurs réputés, comme la contralto Hanna Schwarz, le baryton Roman Trekel ou la basse Tomas Tomasson, on découvre quelques valeurs émergentes : la soprano Victoria Randem prête à Alida son lyrisme et son beau timbre fruité, tandis que la colorature Sarah Defrise est formidable de mordant dans le très virtuose rôle de la Fille – une prostituée.
Côté ténors, Linard Vrielink incarne à merveille un Asle violent et alcoolique, tandis que Siyabonga Maqungo prête au Joaillier sa voix ronde et corsée.
NICOLAS BLANMONT
PHOTO © GIANMARCO BRESADOLA