Grand Théâtre, 22 janvier
Adapter, transformer, moderniser, certes ; mais voici Die Entführung aus dem Serail sans son pacha Selim, sans ses Janissaires, et sans les dialogues du livret de Stephanie ! La musique de Mozart est bien là, mais passablement tronquée. Le but est ici de raconter une autre histoire, au fil de ce que le metteur en scène belge Luk Perceval appelle un « jeu dramatique ».
Pour résumer, en dehors des airs et des ensembles, nous avons droit à de longs monologues, récités en français par les doubles très âgés de Konstanze, Belmonte, Osmin et Blonde (mais pas Pedrillo !), incarnés par des acteurs qui tiennent un discours socio-politique sur l’amour, les dérives de notre société et le problème des migrants.
Ces textes proviennent du livre Le Mandarin miraculeux d’Asli Erdogan, qu’elle a adaptés elle-même après leur choix par Luk Perceval. Cette écrivaine turque, martyrisée par le régime de son homonyme (aucun lien de parenté entre eux), a connu les invectives du gouvernement d’Ankara ; ancienne prisonnière politique, elle vit désormais en exil en Allemagne.
On a de l’admiration et de la compassion pour elle, de même que l’on comprend son désir de s’exprimer sur ces sujets mais, dans son cas, l’opéra de Mozart ne sert que de prétexte. Pour Asli Erdogan, les personnages sont prisonniers du sérail de la société moderne, incapables de communiquer et de vivre, tels les migrants faméliques d’aujourd’hui errant sur les trottoirs, tandis que les élites habitent des immeubles confortables et fréquentent de luxueux restaurants.
Nos héros vieillis récitent ainsi un catéchisme bien-pensant de gauche plutôt convenu, sans que l’on perçoive le rapport de ces monologues avec les airs qu’ils encadrent ; de surcroît, à trois reprises, ils interviennent sur la musique, comme au milieu de l’Ouverture !
Le centre du plateau est occupé par des parois de treillis de bois, formant un cube à trois faces qui tourne sur lui-même. Les personnages, flanqués de leurs doubles, se côtoient au sein d’un fourmillement de figurants qui marchent ou courent frénétiquement pendant les deux tiers du spectacle : ils forment le peuple, enserrant les héros comme dans une prison ou un sérail.
Le vieil Osmin est sur un fauteuil roulant, poussé la plupart du temps par Osmin junior, au prix d’acrobaties extravagantes. Quand Pedrillo chante « Frisch zum Kampfe ! », tous les figurants arpentent la scène avec d’immenses drapeaux blancs, seul moment où, visuellement, il se passe quelque chose de surprenant, avec l’impression que sont évoquées les révoltes populaires d’aujourd’hui.
Le problème est que ce qui arrive à Belmonte, Konstanze et les autres ne nous intéresse guère. N’oublions pas, enfin, que deux duos – Osmin/Belmonte (n° 2), au premier acte, puis Osmin/Blonde (n° 9), au second – ont disparu, ainsi que tout le finale (n° 21) !
La musique qui subsiste, heureusement, est bien servie par Fabio Biondi. Le chef italien, fondateur de l’ensemble Europa Galante et grand défenseur du répertoire baroque, dirige pour la première fois l’Orchestre de la Suisse Romande, dont il a apparemment allégé les pupitres des cordes. Il donne une allure pétillante à la partition, soigne les soli instrumentaux et privilégie la souplesse rythmique.
La soprano russe Olga Pudova a un peu de mal avec les coloratures du premier air de Konstanze – elle qui est, pourtant, une belle Reine de la Nuit et une excellente Zerbinetta ! Mais elle se rattrape dans la véhémence de « Martern aller Arten » et, surtout, nous touche par un superbe « Traurigkeit », aux accents sensibles et avec des aigus rayonnants.
Le premier Belmonte scénique de Julien Behr est prometteur. La voix du ténor français est lumineuse, bien posée, mozartienne d’essence. La soprano canadienne Claire de Sévigné campe une Blonde dynamique, virevoltante et techniquement parfaite, malgré un volume assez limité.
Pedrillo bénéficie de la verve du ténor belge Denzil Delaere, au timbre opulent. Et Nahuel Di Pierro incarne un formidable Osmin. L’Argentin est le seul à être très sollicité par la mise en scène, ce qui ne l’empêche pas de chanter avec classe et virtuosité, tout en atteignant sans problème le sous-grave.
Pas étonnant, donc, si le public genevois, aux saluts, a largement hué l’équipe technique et unanimement ovationné solistes, chef et orchestre ! Cette production très discutable sera bientôt reprise dans les théâtres coproducteurs, Luxembourg et Mannheim.
JEAN-LUC MACIA
PHOTO © CAROLE PARODI