Comptes rendus Émouvante création à Bruxelles
Comptes rendus

Émouvante création à Bruxelles

13/10/2021

La Monnaie, 26 septembre

Curieux parcours que celui de Kris Defoort (né en 1959), ce compositeur belge que l’on connaît mal en France : il a étudié à la fois la musique ancienne et le jazz, a exercé comme pianiste à New York, puis est devenu leader de plusieurs ensembles, à son retour au pays. De fait, il a développé depuis un langage musical très original, à la croisée de la musique classique traditionnelle et de l’improvisation jazzistique.

C’est, en partie, parce qu’il a trouvé un écho à son propre parcours musical qu’il a été interpellé par le roman de Richard Powers, The Time of Our Singing, paru en 2003, au point d’en faire la matrice de son quatrième opéra (après The Woman Who Walked into Doors, House of the Sleeping Beauties et Daral Shaga). La musique y occupe, en effet, une place centrale. L’histoire est celle d’une famille américaine au XXe siècle, dont le père est un Blanc, et la mère une Noire. Ils ont trois enfants, qui sont très vite confrontés à la ségrégation.

Le premier, Jonah, doté d’une voix de ténor exceptionnelle, quitte les États-Unis pour faire carrière en Europe. Le deuxième, Joey, qui intervient comme narrateur dans le livre, mais pas dans l’opéra, le suit comme accompagnateur. Mais la troisième, Ruth, s’est détournée de la musique classique (qu’elle associe au monde des Blancs) et devient activiste au sein des Black Panthers.

L’intrigue les suit à travers leurs destinées respectives, ponctuées par de grands événements historiques, comme la déclaration de la Seconde Guerre mondiale ou l’assassinat de Martin Luther King, jusqu’à la mort de Jonah, pendant les émeutes de Los Angeles, en 1992.

La question au centre de l’œuvre reste celle de l’engagement. Lorsqu’on est noir (ou métis), peut-on vivre en faisant abstraction de sa couleur de peau ? C’est ce que croit Jonah, qui pense qu’il fera carrière comme n’importe quel chanteur lyrique. Et c’est ce qu’ont déjà cru ses parents, qui se sont unis parce qu’ils s’aimaient, mais qui n’ont pas mesuré le risque qu’ils prenaient en contractant un mariage mixte.

Petit à petit, les deux frères se rangent du côté des convictions de leur sœur. Quand Jonah est sur le point de mourir, parce que, pour la première fois, il s’est mêlé aux manifestants, en ayant le sentiment de défendre une cause juste, il appelle Joey, dans un dernier effort, pour qu’il informe Ruth de son geste.

Sur cette histoire très émouvante, habilement transformée en livret d’opéra par Peter van Kraaij, Kris Defoort a composé une partition très fluide, qui part du texte et n’a d’autre souci que de le mettre en avant. À l’orchestre classique (Orchestre de Chambre de la Monnaie) s’ajoute un quartette de jazz (avec un piano dans la fosse et un sur le plateau), mais sans qu’il y ait de volonté de hiérarchie entre les genres, dans un équilibre entre la rigueur de la composition classique et la liberté revendiquée par le jazz.

Cela donne un résultat qui n’est pas sans lien avec la musique de film ou la comédie musicale (sans qu’il y ait la moindre connotation péjorative à cette remarque) et qui, en tout cas, se révèle très efficace : les trois heures que dure la représentation passent sans le moindre ennui.

Quelques moments restent particulièrement dans l’oreille, comme celui, très applaudi du public, au cours duquel Jonah rejoint Joey qui enseigne dans une école fondée par Ruth. D’abord en retrait, il se mêle progressivement aux étudiants qui improvisent sur des thèmes musicaux, puis finit par chanter et danser avec le même enthousiasme qu’eux.

Réalisée par Ted Huffman, la mise en scène – quasiment sans décor, à l’exception d’un écran sur lequel sont projetées, de temps à autre, des vidéos – fait preuve d’une même simplicité et d’une même efficacité.

Cela laisse la part belle à une magnifique distribution, d’où émerge, toutefois, la voix chaude, intense et terriblement expressive de Claron McFadden, qui interprète le rôle de Delia Daley, la mère.

Kwamé Ryan, enfin, dirige avec un sens du rythme qui s’adapte à toutes les composantes de cette musique.

PATRICK SCEMAMA

© BERND UHLIG

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