Opéra Bastille, 28 novembre
Le moins qu’on puisse dire de l’entrée du Prince Igor au répertoire de l’Opéra National de Paris, c’est qu’elle fut relativement mouvementée – mais c’est devenu monnaie courante qu’un metteur en scène soit chahuté aux saluts. Barrie Kosky est pourtant loin d’être l’un des moins intéressants de ceux qui fréquentent régulièrement les théâtres lyriques ; ses Boréades à Dijon mérite même de figurer parmi les spectacles remarquables de la saison dernière.
Avec Le Prince Igor, le réalisateur australien a joué le jeu de la transposition, et il a perdu. Car faire des deux rivaux, Igor et Kontchak, des oligarques sans scrupules dans une Russie d’aujourd’hui en proie à des troubles violents n’a rien d’original. On prétextera que c’est un moyen pour rapprocher de l’opéra le public contemporain… Pas si sûr : la distance historique est parfois plus efficace pour que, par ricochet, le spectateur fasse lui-même le rapprochement avec notre époque, alors qu’ici, il a l’impression permanente de voir un journal télévisé et de ne pas sortir d’une banalité hélas quotidienne.
Cela dit, Barrie Kosky est un homme de théâtre ; son discours est clair, soutenu par une direction d’acteurs tirée au cordeau, et les personnages sont fortement caractérisés jusque dans leurs contradictions. Le problème vient davantage de ses partenaires, décorateur et costumier. Vouloir éviter le folklore est une chose ; tomber dans les clichés en est une autre – combien a-t-on vu récemment de soldats en treillis et kalachnikov à la main ?
Le décor du premier acte a de l’allure – la nef dorée d’une église avec clocher à bulbe et, dans ses hauteurs, une croix lumineuse, la masse chorale restant dans l’ombre. Mais, dès l’arrivée chez Kontchak, on tombe dans le sordide : une salle de torture sinistre, tachée de sang. Quant au tronçon d’autoroute du tableau final, mieux vaut l’oublier, tout comme la laideur des costumes.
Et les fameuses « Danses polovtsiennes », vous demandez-vous ? Réglées par Otto Pichler, elles font évoluer des squelettes bariolés, des monstres cornus et des poupées tourbillonnantes, à la limite du bon goût mais non sans humour.
Heureusement, la musique est là, et quelle musique ! Borodine n’a pas achevé son œuvre, Rimski-Korsakov et Glazounov, entre autres, s’en sont chargés – cette nouvelle production, qui utilise la version originale de 1890, omet donc le troisième acte reconstitué par ce dernier et choisit, pour le second monologue d’Igor, l’orchestration du chef Pavel Smelkov. Mais sa richesse mélodique et son lyrisme sont tels qu’on ne peut y résister.
Philippe Jordan est ici à son meilleur, obtenant de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris une somptueuse fête de couleurs, laissant la musique s’épanouir dans un discours contrasté qui colle parfaitement au drame. Quant aux Chœurs, menés par José Luis Basso, ils sont tout simplement formidables d’énergie et d’enthousiasme.
Tout aussi séduisante, la distribution est quasiment sans faute. La Nourrice de Marina Haller, la délicieuse Jeune Polovtsienne d’Irina Kopylova disent déjà à quel niveau elle se situe. Elena Stikhina, chant fièrement projeté, silhouette émouvante, est une Jaroslavna idéale, amoureuse, sensible, confiante jusque dans le désespoir.
Toujours aussi somptueux, le timbre d’Anita Rachvelishvili envoûte, et sa Kontchakovna, séductrice mais sincère, n’a aucune peine à faire succomber à ses charmes le Vladimir de Pavel Cernoch, ténor viril et touchant à la fois. Vasily Efimov sait donner à Ovlour des accents prophétiques, tandis que le duo Adam Palka/Andrei Popov, traîtres de pacotille, pas mauvais bougres et rusés – ce sont eux qui préviennent le peuple du retour d’Igor et sont fêtés à sa place – sait manier le comique avec efficacité.
Dmitry Ulyanov fait de Galitski un être abject vautré dans la violence et les excès, grâce à une voix tranchante et percutante. Dimitry Ivashchenko, lui aussi impressionnant, est un Kontchak qui ne masque pas une cruauté qui gauchit son hypocrite discours de paix. Ildar Abdrazakov, enfin, trace le portrait d’un Igor tourmenté (dès le premier acte, son effondrement montre sa faiblesse), anti-héros qui agit peu, mais doté d’un matériau vocal d’une telle beauté qu’on en reste ébahi.
Musicalement étonnante, théâtralement intéressante, visuellement contestable : une soirée déconcertante mais nullement négligeable.
MICHEL PAROUTY
PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/AGATHE POUPENEY