Comptes rendus Cosi fan tutte à Paris
Comptes rendus

Cosi fan tutte à Paris

27/02/2017

Palais Garnier, 28 & 31 janvier

PHOTOS : Ginger Costa-Jackson et Paulo Szot avec leurs doubles dansés (Bostjan Antoncic et Marie Goudot) dans Cosi fan tutte.

© OPÉRA NATIONAL DE PARIS/ANNE VAN AERSCHOT

Jacquelyn Wagner/Ida Falk Winland (Fiordiligi)
Michèle Losier/Stephanie Lauricella (Dorabella)
Philippe Sly/Edwin Crossley-Mercer (Guglielmo)
Frédéric Antoun/Cyrille Dubois (Ferrando)
Ginger Costa-Jackson/Maria Celeng (Despina)
Paulo Szot/Simone Del Savio (Don Alfonso)

Philippe Jordan (dm)
Anne Teresa De Keersmaeker (msch)
Jan Versweyveld (dl)
An D’Huys (c)

Stéphane Lissner a parié gros en confiant la nouvelle production de Cosi fan tutte à Anne Teresa De Keersmaeker – sauf erreur, le troisième essai lyrique de la chorégraphe belge, après Le Château de Barbe-Bleue (1998) et I due Foscari (2003), tous deux à la Monnaie de Bruxelles. Régler évolutions et déplacements est une chose, faire jouer des comédiens en est une autre – et son Verdi en avait fait les frais, dramatiquement inconsistant.

Cosi pose problème : comment traiter une intrigue aussi linéaire, que l’on peut évidemment tirer vers la comédie, mais dont on peut également accentuer l’amertume jusqu’au drame ? Comment montrer, sans tomber dans l’anecdote, le cheminement des personnages, pris dans un réseau dont les croisements peuvent naturellement conduire à une vision géométrique, voire abstraite ?

L’idée forte d’Anne Teresa De Keersmaeker a été de doubler chaque protagoniste par des danseurs de sa compagnie Rosas – elle n’est pas neuve, Daniel Mesguich l’avait exploitée jusqu’à satiété. Mais ici, dans des variations autour des figures du cercle et de la ligne, elle fonctionne efficacement : chacun se rencontre, se heurte, s’approche ou s’éloigne, et révèle ses émois, ses doutes, ses contradictions. Seuls Despina et Don Alfonso, les deux manipulateurs, se distinguent, leurs alter ego n’hésitant pas à donner dans la surcharge jusqu’à l’excès.

Cette production intrigante est visiblement le fruit d’un travail long et minutieux, partant strictement de la musique. Elle ne pouvait trouver meilleur cadre que le décor unique de Jan Versweyveld : plateau nu, peint en blanc, sol compris, et, de chaque côté, quatre panneaux transparents suspendus. Les costumes d’An D’Huys, en revanche, sont loin d’être seyants et même carrément laids… question de goût !

On peut trouver la tentative terriblement cérébrale ; ce que contredisent les airs, dans lesquels les chanteurs, comme libérés de l’entrave dans laquelle les ont enfermés Mozart et Da Ponte, mettent leur cœur à nu de manière déchirante. La seule chose qui manque, ici, c’est l’ambiguïté ; le quatuor d’amoureux devrait toujours être sur le fil du rasoir, y compris dans les retrouvailles, qui sont loin d’apporter des certitudes.

Luc Bondy, Patrice Chéreau, Jossi Wieler et Sergio Morabito, Michael Haneke avaient affronté Cosi et mis la barre très haut. Sans les rejoindre et sans rien offrir de neuf, Anne Teresa De Keersmaeker livre une approche qui n’est pas négligeable.

La principale qualité de la première distribution, c’est sa cohésion. La pierre d’achoppement de Cosi, ce sont en effet les ensembles, longs et complexes ; et, sur ce plan-là, tout va pour le mieux. Même si, individuellement, quelques bémols viennent tempérer l’opinion, rien ne perturbe ce qui ressemble bel et bien à un véritable esprit de troupe.

Jacquelyn Wagner est une mozartienne accomplie : la voix est longue, fièrement projetée dans l’aigu ; mais une retenue sensible dans le jeu de la comédienne empêche sa Fiordiligi de s’épanouir pleinement. La Dorabella de Michèle Losier est la probité même ; un timbre joliment coloré, un chant spontané et chaleureux, une bonne humeur communicative – tout est dit. La tessiture de Despina convient-elle à Ginger Costa-Jackson ? Des stridences dans l’aigu amènent la question. Mais l’interprète brûle les planches.

Est-ce la pratique du « musical » (il triompha à New York dans South Pacific) qui a contribué à faire de Paulo Szot un acteur confirmé ? Son Don Alfonso au verbe mordant a belle allure et chante avec esprit. Frédéric Antoun ne semble pas à l’aise dans une mise en scène qui joue sur la souplesse des corps ; mais il est la musique même, ténor suffisamment corsé pour éviter la mièvrerie, déployant un phrasé impeccable et nuancé.

Il se pourrait bien, enfin, que, sans jamais tirer la couverture à lui, Philippe Sly soit la révélation de la soirée. Ce jeune baryton d’une exceptionnelle santé vocale, fin musicien de surcroît, impose en quelques mesures son Guglielmo virevoltant et séduisant.

Philippe Jordan, qui tient de manière très minimaliste le pianoforte du continuo, est à son meilleur : ce qui nous vaut un Orchestre de l’Opéra National de Paris homogène (au prix de quelques accrocs, mais quel cor n’a jamais dérapé dans « Per pietà » ?), des tempi bien équilibrés, une narration dont la vivacité n’exclut pas la poésie. Diriger parallèlement deux ouvrages aussi lourds que Cosi et Lohengrin n’est pas un mince exploit.

Trois jours plus tard, la seconde distribution affronte à son tour la rampe. Très jeune, elle aussi, mais très différente de caractère, elle donne à la soirée un autre ton. Le texte est davantage mis en valeur, sans que la musique en pâtisse, l’esprit d’équipe est toujours là, mais la connivence entre les couples est encore plus forte, et le jeu théâtral gagne en pugnacité. Du coup, le chef opte pour des tempi légèrement plus allants et donne leur pleine signification aux silences de l’acte II.

Ida Falk Winland traduit fougueusement la fébrilité et les émois de Fiordiligi ; sa voix mériterait d’être mieux assurée, mais elle est percutante dans le médium et l’aigu, plus sourde dans le registre inférieur. La Dorabella de Stephanie Lauricella, au timbre pulpeux, est délicieusement délurée.

Amusante, sans histrionisme, la Despina de Maria Celeng joint à l’aisance en scène un chant décomplexé. Le Don Alfonso de Simone Del Savio ne manque ni de pugnacité, ni de générosité vocale. Edwin Crossley-Mercer et Cyrille Dubois, enfin, sont épatants.

Le Guglielmo du premier, aux couleurs graves séduisantes, est un modèle d’élégance musicale, et sa présence scénique est celle d’un grand acteur. Cyrille Dubois, souffrant, s’est fait excuser mais a tenu néanmoins à assurer son rôle. Tant mieux. Écouter son Ferrando est un ravissement : la pureté de la ligne mélodique, la suavité virile du timbre, la variété des nuances font de son air de l’acte I (« Un’aura amorosa ») un moment de grâce.

Un tel duo porte sur des sommets un spectacle qui, à la deuxième vision, reste intrigant mais fonctionne bien. Quelques huées ont accueilli Anne Teresa De Keersmaeker au salut final, bien injustes pour une production qui a sa propre logique, mais qui sera sans doute difficile à reprendre avec d’autres interprètes sans une longue préparation.

MICHEL PAROUTY

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