Philharmonie, Grande Salle, 14 mars
Sous le titre « Une autre Carmen : celle de Georges Bizet », le musicologue Paul Prévost, responsable d’une nouvelle édition critique chez Bärenreiter, choisie par René Jacobs, pour cette tournée de concerts, annonce la « version originale de 1874 », soit « le fruit de l’imagination créatrice de Bizet, avant que les interventions extérieures et l’épreuve des répétitions et de la mise en scène [à l’Opéra-Comique, en 1875] modifient son travail et sa pensée ».
On n’y entend, évidemment, pas les récitatifs chantés d’Ernest Guiraud, mais pas non plus la célèbre « Habanera », substituée à l’air d’entrée de l’héroïne, « L’amour est enfant de bohème », à la demande de sa créatrice, Célestine Galli-Marié.
Authenticité 1874 ? Les dialogues ont, pourtant, été très remaniés. Ainsi, Zuniga interroge Don José, en lui demandant d’où vient sa « copine », puis ricane : « Tu te fous de moi. » Quant à l’intonation, elle appartient davantage au français parlé en 2024, qu’à celui de nos aïeux…
Et puis, René Jacobs dirige-t-il ? Et que joue le B’Rock/Belgian Baroque Orchestra ? Sans forme, ni couleur, un flot gris s’écoule interminablement, sans la moindre impulsion rythmique.
Tout en s’imposant, une nouvelle fois, par son autorité vocale et scénique, la Carmen de Gaëlle Arquez est entravée par cet effacement de tout soutien orchestral. Elle n’en fascine pas moins, en particulier dans la « Chanson bohème » et l’air « des cartes ». Ses confrontations déséquilibrées avec Don José sont, en revanche, plus problématiques.
Mis en danger par la grisaille ambiante et la consigne de vociférer son texte parlé, François Rougier est à la peine, dès la fin du II, donne des signes de fatigue, au III, et ne chante plus du tout, au IV. Dans la scène finale, « Tout, tu m’entends, tout » est hurlé à la limite de l’atonalité.
Que rien n’épouvante la Micaëla de Sabine Devieilhe, sa fine technique le lui autorise. À une époque où l’on distribue le rôle à des sopranos lyriques, au médium abondant, afin de réhabiliter le personnage face à l’ensorcelante Carmen, on peut s’interroger sur l’adéquation de sa voix au vaste espace de la Philharmonie. Charmante et juvénile, au I, notre exquise Lakmé se laisse enliser dans les à-peu-près des cors qui concluent son air.
Thomas Dolié, solide baryton, plastronne habilement dans les « Couplets » d’Escamillo et interprète, avec lyrisme, le duo « Si tu m’aimes, Carmen ». Il n’y a qu’à se louer du Zuniga sonore et curieusement bienveillant de Frédéric Caton, comme du Moralès toujours bien phrasé de Yoann Dubruque, et surtout de l’excellent Chœur de Chambre de Namur, irréprochable d’articulation et de projection.
Enfin, si Margot Genet et Séraphine Cotrez, peu aidées par le manque de pulsation, font au mieux, en Frasquita et Mercédès, les Dancaïre et Remendado d’Emiliano Gonzalez Toro et Grégoire Mour se trouvent entraînés de l’« opéra-comique » vers la pitrerie.
« Une autre Carmen », assurément. « Celle de Georges Bizet », vraiment ?
PATRICE HENRIOT