Abbatiale, 29 septembre
Depuis Sémiramis, révélée au Festival d’Ambronay, en octobre 2018 (voir O. M. n° 145 p. 61 de décembre), l’ensemble Les Ombres, Sylvain Sartre et Margaux Blanchard militent pour redonner sa place à Destouches, le « musicien mousquetaire ». Voici, à présent, en coproduction avec le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), Télémaque et Calypso, « tragédie lyrique » créée à Paris, à l’Académie Royale de Musique, le 29 novembre 1714. Et c’est un nouveau chef-d’œuvre. La partition éblouit, en effet, par la puissance, façon grand motet versaillais, de son Prologue, l’originalité de ses danses, la concision de sa forme et l’élégance de son récitatif.
L’intrigue aura vu Télémaque échouer sur l’île de Calypso, où il s’éprend d’Antiope, qui s’y cache sous le nom d’Eucharis. Mais Calypso, qu’Ulysse vient de quitter, n’est pas insensible aux charmes de son fils… Bien que promise à Adraste, elle mettra tout en œuvre pour séduire le jeune homme. Rajoutez à cet imbroglio un Neptune coléreux, et voici que se déchaînent les tempêtes, moments dont on reste aussi friand que le public de jadis.
L’œuvre est versifiée par l’abbé Pellegrin, qui sera, dix-neuf ans plus tard, le librettiste injustement décrié d’Hippolyte et Aricie. On y songe souvent, avec la déconfiture de cette cougar et la jalousie qui en découle. Cléone, c’est déjà Œnone, la comparse équivoque. L’air « Lieux sacrés » d’Eucharis, à l’acte IV, anticipe le « Temple sacré » que chante Aricie, chez Rameau – l’occasion pour Emmanuelle de Negri de déployer sa tendresse lumineuse. Les paroles sont d’une efficacité adamantine, comme celles qu’Adraste assène à Calypso : « J’avais perdu l’espoir de ma vengeance ; je la laisse, en mourant, au fond de votre cœur. » Quinault n’aurait pas mieux écrit.
Il faut louer, chez l’ensemble Les Ombres, non seulement la densité des cordes, mais aussi les pupitres des flûtes et des hautbois, sonnants et enjôleurs. Sylvain Sartre fait swinguer l’orchestre, sans omettre la monumentale « Chaconne », déroulée sans raideur, ni sécheresse.
Chaque rôle féminin est généreusement incarné : l’Amour subtil d’Hasnaa Bennani, et la Minerve impérieuse, sans acidité, de Marine Lafdal-Franc. Mais, surtout, Isabelle Druet, ici couronnée en sublime tragédienne. Le phrasé, la diction, la ductilité du timbre, une formidable palette expressive, offrent une Calypso de haute intensité.
À l’impeccable David Witczak échoit, après Saül (David et Jonathas de Charpentier), un nouveau rôle de roi torturé, avec Adraste. Antonin Rondepierre manque de carrure en Télémaque, malgré un timbre vaillant, tandis que l’Arcas de David Tricou démontre puissance et articulation.
Minéral, Adrien Fournaison passe avec adresse d’Apollon, le dieu impérieux, à Idas, le suivant bienveillant. Et Colin Isoir sort, avec mérite, des rangs des Chantres du CMBV, tous excellents dans le tuilage contrapuntique de ce Télémaque et Calypso, que l’on a hâte de voir enregistré. Ce sera chose faite, par Château de Versailles Spectacles, lors de sa reprise, en juin 2024, dans la Grande Salle des Croisades.
VINCENT BOREL