Théâtre des Champs-Élysées, 22 octobre
La magnifique production rouennaise, sous l’égide du Palazzetto Bru Zane, de la mise en scène originelle de Carmen, offrait un écrin splendide, en septembre dernier (voir O. M. n° 197 p. 83 de novembre 2023), à une distribution inégale, menée au triomphe par la baguette de Ben Glassberg, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie.
Alors que les représentations scéniques optaient pour l’intégralité, la version de concert parisienne n’offre qu’une sélection des numéros chantés, à la manière des anciens enregistrements. La continuité y perd d’autant plus que la présence de micros, en vue d’une retransmission, interdit tout déplacement sur le plateau.
Or, le charme opère. L’attention se focalise sur la magie des « Entractes », le flot impétueux des altercations, l’envol des flûtes, l’émerveillement des harpes. La géniale palette orchestrale, les tempi justes, vifs sans nulle précipitation, tout concourt à l’envoûtement.
Pour cet unique concert, avenue Montaigne, outre le chef et l’orchestre, revoilà l’excellent fond de la distribution – de Yoann Dubruque et Nicolas Brooymans, à Faustine de Monès et Floriane Hasler, ou encore Thomas Morris et Florent Karrer.
Micaëla est toujours confiée à Iulia Maria Dan : voix tendue dans les aigus de « Je dis que rien ne m’épouvante », la soprano roumaine n’a, décidément, rien de la petite paysanne arrivée de son village. Vaillant dans son grand air et l’affrontement avec son rival, Jérôme Boutillier, qui succède à Nicolas Courjal, en Escamillo, délivre une leçon de bel canto à la française, dans son duo « Si tu m’aimes, Carmen ».
Avec Don José, abordé dans son intégralité à Bordeaux, en mai 2021, avec succès, Stanislas de Barbeyrac trouve un point d’équilibre entre Piquillo (La Périchole), qu’il incarnait, la saison dernière, au Théâtre des Champs-Élysées, et Siegmund (Die Walküre), auquel il vient de s’essayer, à Rome, dans le seul premier acte, avant de prendre la totalité du rôle, en concert, au printemps.
Ce soir, l’œuvre, plus proche de la nouvelle de Mérimée, qui s’ordonne autour du récit du brigadier, pourrait presque en porter le nom. En effet, le ténor français parcourt le plateau, va de déchirement en paroxysme, tout en gardant legato et art de négocier le si bémol pianissimo de « La fleur que tu m’avais jetée ». La progression du personnage va, en une véritable course à l’abîme, d’un duo suave avec Micaëla, à une scène finale bouleversante d’intensité.
Suite au forfait de Marianne Crebassa, Marina Viotti incarne Carmen, pour la première fois. On croirait que le rôle a été écrit pour elle, tant sa sobriété fait preuve de grandeur, sans la moindre recherche d’effet. La voix, dont l’homogénéité rappelle qu’elle vient de l’exigeante école rossinienne, épouse les moments d’une soumission libre au destin.
Chez la mezzo franco-suisse, tout est évidence : « Quand je vous aimerai » – « quasi récitatif », ainsi que le prescrit la partition –, de même que la « Habanera », « quasi andantino », puis la « Séguedille », prise « pianissimo e leggero », et la «Chanson bohème », ensorcelante jusqu’à un trille implacable ; mais encore un air « des cartes » inoubliable, et la netteté, sans ajout mélodramatique, de la scène finale.
Nietzsche l’a éprouvé comme une fulguration : Carmen atteint au tragique, dans son insoutenable vérité.
PATRICE HENRIOT