Zorlu PSM Turkcell Stage, 16 novembre
Important événement dans le paysage musical éclaté de la plus grande ville de Turquie : le Borusan Istanbul Philharmonic Orchestra (BIPO), installé au Zorlu PSM Turkcell Stage, complexe ultramoderne qui accueille aussi bien l’opéra que la comédie musicale, le concert classique ou traditionnel, se dote d’un nouveau directeur musical, en la personne du chef italien Carlo Tenan. Soirée inaugurale, avec la soprano égyptienne Fatma Said, comme étoile.
L’Ouverture de Don Giovanni, comme on ne la fait plus en ces temps « historiquement informés », s’anime peu à peu, mais sans l’urgence et les vertiges. Si, techniquement, cette lecture est parfaitement en place, elle tient d’une conception trop didactique.
Paraît alors Fatma Said, dont un récent disque, Kaleidoscope (Warner Classics), dit la délicatesse et le sens des couleurs. Fourreau noir comme sa chevelure de jais, traîne blanche immaculée, mais sourire crispé – on a été prévenu, discrètement, qu’elle était malade. Dans « Chi sà, chi sà, qual sia » et « Vado, ma dove ? », deux airs de concert de Mozart, écrits en 1789, le manque d’appui est audible, et le grave absent ; la voix reste sans chair, transparente, sans rayonnement.
L’Ouverture de La clemenza di Tito suit, appliquée à montrer le bien construit, le bien joué. Avant le redoutable rondo de Vitellia, « Non più di fiori », où Fatma Said est tellement concentrée sur son chant, que le partage avec le cor de basset obligé reste en option.
Le didactisme corsetait Mozart, Verdi s’en libère. Le Prélude de La traviata a la retenue, le questionnement, la douleur déjà, ce legato qu’il faut, et un premier violoncelle aux anges, montrant à quel point l’orchestre y nage à l’aise. Mais pour la soprano, « Morro, ma prima in grazia » (Un ballo in maschera) demeure prématuré. Le timbre fuit encore, faute d’avoir la moitié de la voix nécessaire pour le rôle d’Amelia.
Après l’entracte, dans l’Ouverture d’Il barbiere di Siviglia de Rossini, l’orchestre jubile, rutile, Carlo Tenan se lâche. Et ose même un ajout culturel réjouissant, heureusement peu audible, ce bâton à clochettes qui faisait partie du mehter des janissaires ! Fatma Said revient, libérée, souriante. Son « Una voce poco fa » léger, sinon percutant, aérien, coloré, est complice, sans en faire trop. La partie est gagnée.
Suit le gros morceau du programme, le « poème symphonique » Pini di Roma de Respighi, idéal pour montrer toutes les capacités d’un orchestre. Pour I pini di Villa Borghese, la petite harmonie semble jouer la joie parfaite d’un Messiaen. Dans Pini presso una catacomba, c’est le tour des cuivres, pleins de douceur, de soutenir le grand crescendo lent avec une délicatesse qui se fera, peu à peu, impériale, avant le decrescendo parfait. Si I pini del Gianicolo est un enchantement, I pini della Via Appia revient à la terre, à la pierre, à l’évocation de la Rome impériale, avec ses martellements lointains. Triomphe pour l’orchestre, avec son premier violoncelliste, qui n’aura cessé d’accrocher le regard, au diapason de cette fresque éblouissante.
Fatma Said, en bis, rend hommage à sa culture, avec La mosh ana-l-abki, délicate mélopée orientale du compositeur égyptien Mohammed Abdel Wahab (1902-1991), qui lui permet d’offrir sa musicalité, même bouche fermée. Mais quand vient Yigidim Aslanim, chanson de l’auteur et ancien député socialiste turc Zülfü Livaneli (né en 1946), écrite en hommage à Kemal Atatürk, l’émotion submerge la part féminine du public qui, peu à peu, murmure, puis reprend le refrain.
Ovation debout. Justifiée !
PIERRE FLINOIS