Entretien avec Jean-Louis Grinda
Leur édition 2020 annulée, les Chorégies ne baissent pas les bras et organisent un concert au Théâtre Antique, sans public, que France Télévisions retransmettra le 1er août. L’affiche est royale : Cecilia Bartoli, Karine Deshayes, Roberto Alagna, Bryn Terfel, Ludovic Tézier…
Malgré l’annulation des Chorégies 2020, vous avez d’abord nourri l’espoir de filmer la version mise en espace de La forza del destino…
Le spectacle devant avoir lieu le 1er août, j’avais proposé à France Télévisions de le filmer sans public. Mais cette opération avait un coût, qui ne pouvait être absorbé par les Chorégies– dépendant, à 80 %, des recettes de billetterie –, dès lors que le budget que notre partenaire était en mesure d’allouer à cette soirée ne représentait que la moitié de la somme nécessaire. De plus, il n’était pas du tout certain que nous puissions, à la fin du mois de juillet, mettre un orchestre dans la fosse, et un chœur sur scène. Le principe de précaution l’a donc emporté, outre la question financière.
Vous avez donc imaginé une autre forme de représentation…
Je n’aime pas m’avouer vaincu. D’autant que les déceptions s’accumulaient, non seulement en tant que directeur de l’Opéra de Monte-Carlo et des Chorégies, mais aussi comme metteur en scène. J’ai donc essayé d’imaginer quelque chose qui puisse respecter les mesures de distanciation sociale, et surtout porter un certain message. D’où l’idée d’avoir une voix et un piano dans un Théâtre Antique vide. J’ai fait cette proposition à France Télévisions, car il me semblait que cette formule serait du plus bel effet dans cet espace immense, auquel nous pouvions ainsi rendre hommage, en transmettant un message d’espoir : malgré les difficultés, des chanteurs se produisent dans un lieu dédié à l’art depuis sa construction, voici deux mille ans. Le comité de direction de France Télévisions a décidé d’inclure ce concert, probablement enregistré la veille, dans les conditions du direct, à la « Nuit des Chorégies » du 1er août. Parmi les artistes invités : Cecilia Bartoli, Karine Deshayes, Roberto Alagna, Bryn Terfel, Ludovic Tézier, et peut-être Jonas Kaufmann. Ce sont non seulement de grands chanteurs internationaux – auxquels devraient s’ajouter quelques membres de la jeune génération –, mais aussi des personnalités ayant récemment pris position pour défendre le métier. Montrer qu’ils choisissent d’affronter le réel en venant dans ce lieu exceptionnel, à la fois comme représentants de tous leurs collègues, et pour dire aux spectateurs que nous tenons le coup, est un symbole fort.
L’annulation aura-t-elle une incidence sur l’économie des Chorégies ?
Je suis d’autant plus marri que cette édition 2020 s’annonçait exceptionnelle, avec un niveau de ventes jamais vu depuis une vingtaine d’années. Ne pas jouer réduit évidemment les frais qui, avant l’annulation, se résumaient aux coûts de préparation. Nous allons même pouvoir verser des indemnités, suivant les directives, d’une part, du ministère de la Culture et, d’autre part, de Renaud Muselier, président du conseil d’administration des Chorégies et de la Région Sud qui, en tant que terre de festivals, a été très réactive sur ces questions. Nous allons donc tenir notre rang et notre rôle, en faisant, le moins mal possible, notre devoir vis-à-vis des artistes et des intermittents, ainsi que des agents artistiques, qui représentent un rouage essentiel dans l’économie globale de notre profession.
En dehors de la soirée du 1er août, les Chorégies assureront-elles d’autres formes de présence, cet été ?
Nous avons la chance d’avoir en réserve des captations de spectacles – France Télévisions va rediffuser plusieurs grandes productions des Chorégies –, mais tout cela ne remplacera jamais l’art vivant. Regardons devant nous, et faisons en sorte de remettre le plus rapidement possible des artistes sur scène, de préférence devant un public non masqué. La plupart d’entre eux vont rester, au minimum, six mois sans chanter. Remonter sur les planches n’est pas aussi simple que de rallumer l’électricité, en arrivant dans sa maison de campagne ! Il va falloir réenclencher la mécanique physiologique et psychologique. Cela nécessite des répétitions, un travail de plateau, une vraie remise en forme. Mais donneront-ils le meilleur d’eux-mêmes devant cinq cents personnes masquées ? C’est moins évident qu’on ne veut bien le croire… Cette crise nous permet également – ainsi que l’ont formulé le collectif Unisson, par les voix, notamment, de Roberto Alagna et Karine Deshayes, ou encore René Massis, ancien chanteur devenu agent artistique – de repenser le statut de l’artiste dans notre processus. Ne bénéficiant d’aucune assurance, les interprètes sont, en effet, à la merci du bon vouloir des théâtres et des directives gouvernementales. La France et la Principauté de Monaco ont fait ce qu’il fallait, mais l’Italie, l’Espagne ? Quant au Staatsoper de Vienne et au Metropolitan Opera de New York, ils n’ont proposé aucune compensation… Le metteur en scène, qui fournit un projet dramaturgique et des maquettes, perçoit souvent une avance. Pourquoi n’en ferions-nous pas autant avec les chanteurs, à qui nous demandons d’apprendre de nouveaux rôles ? Il faudrait mener une concertation avec l’ensemble des théâtres lyriques – commençons par l’Europe –, et déléguer quelques-uns d’entre nous pour négocier, avec les grandes compagnies d’assurance, des couvertures, tant pour nos artistes que pour nos maisons. Nous serons d’autant plus acceptés, et acceptables pour les assurances, que cette économie sera globale. C’est plus facile à dire qu’à faire, évidemment, mais soyons courageux, et entamons la réflexion. Le métier aura à y gagner !
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI