Grand Théâtre de Provence, 17 juillet
PHOTO : Stéphanie d’Oustrac, Michael Fabiano et Elsa Dreisig.
© PATRICK BERGER/ARTCOMPRESS
Stéphanie d’Oustrac (Carmen)
Elsa Dreisig (Micaëla)
Gabrielle Philiponet (Frasquita)
Virginie Verrez (Mercédès)
Michael Fabiano (Don José)
Michael Todd Simpson (Escamillo)
Christian Helmer (Zuniga)
Pierre Doyen (Moralès)
Guillaume Andrieux (Le Dancaïre)
Mathias Vidal (Le Remendado)
Pablo Heras-Casado (dm)
Dmitri Tcherniakov (msdc)
Elena Zaitseva (c)
Gleb Filshtinsky (l)
C’est l’histoire d’un couple, auquel la vie n’a, semble-t-il, pas trop mal réussi – matériellement du moins, puisque, de toute évidence, il traverse une crise. Monsieur souffre d’un mal mortellement contemporain, l’ennui. Il n’a plus goût à rien, et surtout pas à son épouse. Alors Madame prend le taureau par les cornes, et le traîne dans une clinique réputée pour sa thérapie révolutionnaire, à base de jeu de rôles et d’opéra. D’après l’étude approfondie de son profil, seule Carmen est en mesure de raviver son désir. D’abord incrédule et récalcitrant, le Mari finit par se laisser prendre au jeu, entrant peu à peu dans la peau de José. Jusqu’à en perdre la raison.
Oui, Dmitri Tcherniakov a encore frappé. Fort. Et juste. Maître du jeu, le metteur en scène russe impose ses règles. À Mérimée et à Bizet – qu’importe, là où ils sont, qu’il contrevienne au consentement de leur sacro-sainte volonté –, plus encore qu’au public, dont une partie, parfois, préfère quitter la table, tandis que s’insurgent les gardiens autoproclamés d’un temple qui n’en finit plus de se lézarder, sous les coups répétés des modernes et autres avant-gardes plus ou moins honnies. Mais trêve de mauvais esprit – d’autant que la salle, cette fois, applaudit debout ! En faisant sauter le vernis jauni de la tradition, Tcherniakov ne poursuit qu’un but, restituer, non pas l’esprit contre la lettre, mais la vérité émotionnelle des œuvres, pour la plupart autrement plus subversives que l’image qu’en ont transmise les interprétations successives.
Sur le chemin, souvent tortueux, qui l’y conduit, il ne s’interdit aucun registre, de la « mise en abyme » parodique à la violence physique, psychologique, poussée à son paroxysme, tissant autour de l’intrigue originelle un scénario complexe, comme seul son esprit peut en imaginer – d’autres ont essayé, et s’y sont pris les pieds. D’imprévisibles rebondissements en apparentes invraisemblances, les tensions s’exacerbent, jusqu’au moment où la vie des personnages bascule : soudain, le miroir que tend le metteur en scène à cet homme en costume bleu, devenu le antihéros d’une fiction qui lui échappe, reflète nettement le destin de Don José.
Mais qui est-elle, cette « professionnelle » que l’Administrateur du centre – l’acteur Pierre Grammont – rappelle à son devoir avec insistance lorsque, voyant que la « thérapie » menace de dégénérer, elle veut prendre la fuite ? « Prends garde à toi ! », pour rire d’abord… Ne vaudrait-il pas mieux, cependant, la prendre au sérieux ? Avant qu’elle n’ait plus tort d’avoir peur que son sort ne se confonde avec celui de Carmen – « Encor… Toujours la mort ! ». Impossible. La zingara, la vraie (?), celle du mythe, de Mérimée et de Bizet, tombe sous les coups de Don José. Ici, le poignard n’est qu’un accessoire de théâtre. La lame, évidemment, se rétracte. La comédienne se relève. Le jeu est terminé. Réjouissances générales. Et pourtant, la folie dans laquelle a sombré José – comment l’appeler autrement, à présent que son rôle l’a définitivement englouti ? – n’est pas feinte. Terrible impuissance. Abîme effroyable. Qui peut prétendre en être sorti indemne ?
Assurément pas les chanteurs – non seulement les solistes, mais aussi le Chœur Aedes, exceptionnel d’engagement et de clarté –, interprètes convaincants, car les premiers convaincus de la validité d’un concept qui fait voler en éclats limites et certitudes.
Il serait absurde de ne juger Michael Fabiano que sur les excès de décibels d’une émission large du collier – d’autant que, son air le prouve, le ténor américain sait phraser, alléger, et même oser la voix mixte. Car la force brute de l’incarnation, l’intensité du don de soi, ce jusqu’au-boutisme qui le laisse dévasté un long moment, avant qu’aux saluts ses traits ne se recomposent, balaient les réticences initiales.
De timbre, velouté, comme de projection, naturellement chaude, de chic, enfin – y compris quand Tcherniakov se moque de Carmen, de ses déhanchements, roulements d’épaules, et jetés de tignasse ! –, Stéphanie d’Oustrac n’est pas moins sensationnelle, s’amusant, d’abord canaille, de l’illusion qu’elle improvise, avant de se jeter, si puissamment artiste, dans l’impérieuse réalité du drame.
Si elle fait valoir une lumière frémissante, quoiqu’un peu droite parfois, Elsa Dreisig est peut-être un rien à l’étroit dans Micaëla, à l’aune du moins de ce tempérament qui avait explosé telle une grenade d’irrévérence, lors de la cérémonie des Victoires de la Musique Classique 2016.
Mais qu’est-on allé chercher, pour remplacer Teddy Tahu Rhodes, l’obscur Michael Todd Simpson – belle gueule, certes, et silhouette ad hoc, qui n’a d’Escamillo ni l’éclat, ni l’aigu –, quand une demi-douzaine de nos jeunes barytons-basses auraient fait mieux ?
Savoureusement française de ton et de style, la troupe qui entoure ce quatuor nous en console – au centuple même, dès l’instant où l’oreille alléchée par tant d’opulence cuivrée distingue la Mercédès de Virginie Verrez.
À la tête de l’Orchestre de Paris, Pablo Heras-Casado dirige une partition intégrale, moins en quête de transparences, ou de folklore scintillant, que des racines, sombres et denses, d’une Espagne authentique, vivifiée par d’irrésistibles bouffées de lyrisme.
MEHDI MAHDAVI