Stravros Niarchos Hall, 19 janvier
Création de l’ouvrage au Greek National Opera (GNO), et premier Wozzeck pour Olivier Py ! Pour ce double événement, Pierre-André Weitz a posé, sur le plateau tournant du Stavros Niarchos Hall, l’un de ces dispositifs savants, et toujours plastiquement séduisants, dont il a le secret.
Univers minéral uniquement : haute façade aveugle de briques noires, avec minuscule porte au centre, qui ouvre et conclut l’œuvre. Et au revers, tout d’un blanc éclatant, juxtaposition d’escaliers en gradins, abritant en leur centre la cuisine où s’affaire Marie, et le logement contigu où Margret se livre à son commerce tarifé. À l’aplomb des escaliers, les carreaux blancs deviennent des cases étroitement superposées. Le tout peut se décomposer en plusieurs parties, les étroits escaliers des faces latérales servant à presenter, par exemple, les déambulations nocturnes du Capitaine et du Docteur.
Superbement éclairé par Bertrand Killy, ce cadre architectural noir et blanc permet d’ancrer l’action dans le monde d’aujourd’hui, et de souligner la dureté d’un écrasant environnement social. Avec l’inconvénient, cependant, de supprimer la dimension de nature, pourtant si importante dans la partition même : pas de soleil couchant sur la lande, pas d’étang, pas d’eau – à l’exception, par une très belle invention terminale, du corps de Wozzeck flottant dans un étroit bassin, percé dans le mur frontal.
On acceptera sans peine quelques touches qui sont plus des signatures que des éléments décisifs pour l’action : tête de mort, avec laquelle jouent le héros et son supérieur dans la première scène ; clown à la perruque rouge qui vient périodiquement tourmenter Wozzeck, et qui incarnera finalement l’Idiot ; couple homosexuel de soldats exhibé assez complaisamment, mais qui trouve ensuite sa justification dans l’auberge…
Une direction d’acteurs comme toujours très serrée imprime l’inexorable tension croissante, pour un ensemble globalement plus sobre que la Lulu précédente d’Olivier Py (Genève & Barcelone 2010, en DVD chez Deutsche Grammophon), et qui ne cesse de captiver, au fil d’une représentation donnée sans entracte.
Figure vedette du GNO, Tassis Christoyannis ajoute à son palmarès une prise de rôle exemplaire. Pour s’en tenir d’abord, avec une lecture impeccablement scrupuleuse de la partition, à cet homme ordinaire voulu par la production, dans l’anonymat de son costume cravate gris, subissant avec résignation (et mérite) les humiliations imposées par le Docteur. Mais la puissance est bien là, comme la révolte et l’explosion de violence ensuite, où ce Wozzeck, toujours aussi bien chantant qu’il est (presque trop) séduisant en scène, trouve alors des accents qui bouleversent.
Très énergiquement engagée, la Marie de Nadine Lehner donne une volonté nerveuse au personnage, aigus bien projetés, pourtant pas toujours tout à fait suffisants, non plus que les graves, pour bien passer la fosse et rendre pleine justice aux élans lyriques, dans la « Berceuse » notamment.
Peter Wedd offre le puissant et arrogant Tambour-Major qu’on attend, tandis que Peter Hoare est un Capitaine mordant à souhait, et Yanni Yannissis, un impressionnant Docteur. Pris dans la troupe du GNO, les comprimari sont tous d’excellent niveau, avec mention prioritaire pour le percutant Andres de Vassilis Kavayas et la très pulpeuse Margret de Margarita Syngeniotou.
Avec un impeccable orchestre qui se déploie dans la fosse largement ouverte, pour culminer magnifiquement dans l’interlude final en ré mineur (contrepointé alors, en une autre superbe invention, par le défilé de tous les personnages sur le plateau tournant), Vassilis Christopoulos réussit plus que l’exploit d’une parfaite première exécution de l’œuvre.
Conjuguant précision, sensibilité, lyrisme et puissance, la direction du chef grec achève de donner à cette mémorable création in loco le très haut niveau d’une institution qui fête déjà ses 80 ans d’existence, mais peut se flatter d’avoir aujourd’hui trouvé sa place de premier rang sur la scène européenne.
FRANÇOIS LEHEL
© VALERIA ISAEVA