Opernhaus, 21 décembre
À quel genre appartient Sweeney Todd, créé à Broadway, en 1979, pour peu qu’il faille absolument lui coller une étiquette ? Stephen Sondheim (né en 1930) a lui-même tenté de répondre à la question : « «Opéra» sous-entend des airs à n’en plus finir, chantés d’une voix de stentor ; «opérette» laisse imaginer de joyeux chœurs de paysans qui dansent sur la place du village ; «opéra-bouffe» évoque des quiproquos hilarants (enfin, censés être hilarants) ; «comédie musicale» sous-entend un showbiz agressif et une énergie à l’éclat aveuglant ; «pièce musicale» laisse présager une comédie musicale qui n’a rien d’amusant. Pour moi, un opéra se joue dans une salle d’opéra. L’ambiance ainsi que les attentes du public, voilà ce qui donne son parfum à la soirée. (…) L’opéra se définit par le regard et l’oreille du spectateur. Fort bien. Alors, où ranger Sweeney ? «Opérette noire», voilà ce qui me paraît le plus juste, mais ce terme est aussi impropre que les autres. En réalité, Sweeney Todd est un film destiné à la scène. » Comme pour mieux brouiller les pistes.
La – légère – sonorisation n’y change rien : à Zurich, le chef-d’œuvre du compositeur américain est traité avec tous les égards dus aux piliers du répertoire. Ainsi, la distribution est exclusivement constituée de chanteurs lyriques, ce que l’écriture justifie dans la plupart des cas. Sans doute faut-il mettre à part Bryn Terfel, qui a déjà interprété le rôle-titre à de multiples reprises, et l’a fait sien, au même titre que Wotan ou Falstaff. Parce qu’il est une personnalité vocale hors norme, dont l’instrument, même s’il donne désormais de manifestes signes d’usure, demeure reconnaissable entre mille, et capable de déchaînements de puissance homérique.
Avec ce naturel – presque de la désinvolture – mêlé de rigueur qui le préserve de la caricature, Bryn Terfel « est » Sweeney Todd, à la fois terrifiant et émouvant, dominant la scène de sa stature d’ogre, quoique sans jamais écraser ses partenaires. À commencer par Angelika Kirchschlager, devenue plutôt rare ces dernières saisons, et que Mrs. Lovett éloigne assurément de sa zone de confort. Ce n’est que progressivement qu’elle abandonne son émission classique pour trouver la gouaille, les raucités d’un personnage aux irrésistibles ambivalences.
Le mezzo oxydé de Liliana Nikiteanu va comme un gant à la Mendiante, et la basse de Brindley Sherratt est un luxe pour le Juge. Pirelli offre à Barry Banks, vaillant ténor rossinien depuis trois décennies, l’occasion d’un impayable numéro d’autodérision, tandis qu’Adrian Dwyer atteint en Bailli des hauteurs stratosphériques. Le baryton Elliot Madore, en revanche, se trompe de style, trop emphatique en Anthony, alors même que la soprano Mélissa Petit gazouille sa Johanna d’un délicieux brin de voix.
Coup de cœur, enfin, pour le Tobias Ragg du ténor Spencer Lang, infiniment touchant dans « Not While I’m Around ». Tout comme le chœur, qui assume sans faillir des tessitures impossibles, l’orchestre Philharmonia Zürich se couvre de gloire, même si son opulence tend à empêcher David Charles Abell, spécialiste de l’œuvre s’il en est, d’aiguiser les arêtes du « musical thriller ».
Pour cette nouvelle production, Andreas Homoki assure une sorte de service minimum, ce qui nous épargne l’abstraction cryptée dont il est coutumier. Si l’atmosphère, résolument macabre – comment pourrait-il en être autrement ? – rappelle le film de Tim Burton (2007), à l’instar des costumes, le metteur en scène peine à imposer un rythme qui rende justice à la dimension divertissante de la pièce.
D’autant que son invention se limite à quelques rares trouvailles, parmi lesquelles le hachoir géant qui se balance, tel un navire, au son de « By the Sea », ou les ampoules du cadre de scène s’allumant dès que Mrs. Lovett a une idée. Le génie de Sondheim n’en est que plus éclatant, dont la partition, en somme, se suffit à elle-même.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO : © MONIKA RITTERSHAUS