Théâtre des Champs-Élysées, 26 juin
On a pu voir dès 2006, au Lyric Opera de Chicago, la mise en scène d’Iphigénie en Tauride imaginée par Robert Carsen. Treize ans plus tard, la voici au Théâtre des Champs-Élysées, sensible et intelligente comme au premier jour.
Le décor, ici, se réduit à une boîte noire qui occupe tout le plateau, à la manière d’un espace intérieur où se jouent les tourments des personnages. Nous ne sommes ni dans une Antiquité de fantaisie, ni au temps de Gluck, ni au XXIe siècle, et Iphigénie nous permet de gagner un temps mythique, à la fois proche et lointain, qui est celui de l’art, tout simplement.
Les costumes et les éclairages sont bien sûr ajustés au décor, et avec le plus grand soin : tout est noir et blanc, avec une palette de nuances très subtiles, avec aussi quelques brefs instants de lumière dorée, virant sur le rouge quand l’émotion déborde ou que la folie semble s’emparer des personnages.
On est déconcerté, dans les premières minutes, par le fait que le chœur soit placé dans la fosse, de part et d’autre de l’orchestre, mais les danseurs, sur la scène (la chorégraphie est signée Philippe Giraudeau), donnent une grâce particulière à ce qu’on voit. Quand, au dernier acte, Iphigénie s’adresse aux Prêtresses et que la réponse monte de la fosse, c’est-à-dire d’un ailleurs, la détresse dans laquelle se débat le personnage devient tout à coup palpable, manifeste.
On peut simplement s’interroger sur la pertinence de voir écrits à la craie puis effacés, sur les murs, les noms d’Agamemnon, Oreste, etc., qui certes donnent de la chair à l’action, mais greffent l’anecdote sur un lieu qui devrait rester abstrait jusqu’au bout.
Peu nombreux mais éloquent, d’une élocution parfaite, le Balthasar-Neumann-Chor fait corps avec le Balthasar-Neumann-Ensemble, formation fondée en 1995 par Thomas Hengelbrock, dont l’intitulé reprend le nom de l’architecte Balthasar Neumann (1687-1753) et qui joue sur instruments historiques. La réussite est éclatante, tant la noirceur des vents, l’acidité des cordes, mais aussi la direction dynamique de Thomas Hengelbrock soulignent la tristesse majestueuse et violente qui habite la partition. On est ici au plus près d’un style, c’est-à-dire d’une conception de la musique.
Le plateau vocal va dans le même sens. Le duo Pylade/Oreste est idéal de chaleur et de couleur. Les deux chanteurs sont enfermés, dans leur grande scène du II, au milieu d’un carré blanc qui traduit le défi qui les emprisonne, la tension ne cessant de monter, à l’acte suivant, dans le long affrontement qui les fait tour à tour choisir de se sacrifier.
Face à Paolo Fanale, Pylade à la voix légère mais toujours expressive, Stéphane Degout est un Oreste plus concentré que jamais. Chaque mot dans sa bouche dit le poids des hallucinations qui le dévorent, et la gravité de son chant est mise au service d’un personnage blessé qui est l’une de ses plus belles compositions.
Gaëlle Arquez a la présence évidente et éclatante d’Iphigénie. Le port altier, la voix sombre, tout à coup éclairée de tendresse dans l’air célèbre « Ô malheureuse Iphigénie », elle est tout à la fois vierge, prêtresse, victime. Il suffit d’entendre la richesse d’évocation qu’il y a dans sa manière de prononcer « Diane » (dans « Ô toi qui prolongeas mes jours ») pour mesurer la splendeur de son incarnation, même si elle ne fait pas résonner les mots au même degré que Stéphane Degout, et même si on la comprend moins quand elle chante au fond de la scène.
Les rôles secondaires sont bien tenus, à commencer par la Diane de Catherine Trottmann, même si on aimerait entendre un Thoas moins monolithique que celui d’Alexandre Duhamel. Mais il y a dans ce spectacle impeccablement réglé, jusqu’aux saluts finaux, quelque chose qui nous rappelle combien l’opéra est un art intemporel, dont les passions déchaînées et la beauté devraient être les seuls ressorts.
CHRISTIAN WASSELIN
PHOTO © VINCENT PONTET