Comptes rendus Bouleversant Peter Grimes à Madrid
Comptes rendus

Bouleversant Peter Grimes à Madrid

12/06/2021

Teatro Real, 10 mai

Il y a des spectacles qui ne se racontent pas… ou mal. Cette nouvelle production de Peter Grimes en fait partie. Nous nous y risquerons quand même, en prévenant le lecteur qu’aucun mot ne saurait rendre compte de l’émotion qui nous a étreint pendant plus de trois heures.

Une image en résume à la fois le propos et l’impact : pendant le cinquième interlude, au début de l’acte III, Peter, en larmes sur un plateau complètement vide, enveloppe John, le nouvel apprenti, étendu au sol, dans un filet de pêche et le porte dans ses bras, pendant qu’une paroi noire s’abaisse à l’avant-scène. Rien que de très ordinaire, à première vue, sauf que Deborah Warner, avec son génie de la direction d’acteurs, fait de ce moment un climax d’une tension presque insoutenable.

Car c’est, d’abord, de direction d’acteurs qu’il s’agit, dans le traitement des individus comme des masses. Chacun des treize personnages est caractérisé avec la même acuité que le rôle-titre, Ellen et John, en particulier. Saisissant, à cet égard, leur tête-à-tête, au début de l’acte II : le garçon, qui jouait jusque-là tranquillement, se ferme comme une huître, quand l’institutrice découvre l’ecchymose sur son corps ; s’asseyant par terre, il se met à agiter spasmodiquement la tête et les membres.

Peter le frappe-t-il ? La violence de leurs rapports, qui explose au regard du spectateur, à la fin du II, peut le laisser penser. Mais Deborah Warner a l’intelligence de suggérer plutôt que d’imposer : la tendresse est également présente, du moins quand l’apprenti obéit aux ordres, leur relation évoquant beaucoup celle d’un maître avec son chien.

Pour ce qui est des chœurs, comme toujours éblouissants sur le plan vocal (merci à leur chef, Andrés Maspero !), la mise en scène expose, avec une acuité fulgurante, la manière dont les habitants de ce village, apparemment sans histoire, se métamorphosent à l’acte III. D’abord en se livrant à la débauche, dans une espèce d’orgie collective, impeccablement réglée par Deborah Warner. Puis en partant à la recherche (à la chasse ?) de Peter, comme une horde de hooligans, torche en main, les traits convulsés par la haine.

Jamais la théorie du bouc émissaire, chère au regretté René Girard, n’avait été aussi bien illustrée dans l’ouvrage. Défouloir de toutes les colères, de toutes les frustrations, le personnage principal prend l’apparence d’un mannequin de chiffon, planté au bout d’un bâton, sur lequel la foule déchaînée s’acharne. Surgissent à l’esprit les images des expéditions punitives du Ku Klux Klan ou des nazis après la prise de pouvoir d’Hitler, mais surtout, hélas, des violences qui ravagent nos sociétés contemporaines.

Le tabassage en règle du mannequin, d’un réalisme terrifiant, fait froid dans le dos, comme la façon dont la vie reprend son cours (osera-t-on dire tranquillement ?), après l’élimination cathartique de l’élément à la fois perturbateur et unificateur.

Comme dans son précédent Billy Budd, au Teatro Real, Deborah Warner joue la carte du dépouillement dans le dispositif scénique de Michael Levine, merveilleusement éclairé par Peter Mumford. Ses partis pris se justifient : transposition à notre époque (Ellen en jeans, baskets et sac à dos, les Nièces en mini-jupes sexy et bottines noires) ; disparition complète de la salle du conseil municipal, remplacée par un plateau nu, fortement incliné, avec une barque suspendue dans les airs, à mi-hauteur du cadre de scène ; bar à ciel ouvert, n’évoquant en rien un pub traditionnel anglais…

Ce décor, de surcroît, possède de fortes connotations symboliques. Ainsi de ces projecteurs recouvrant les parois, de chaque côté, illustrations du regard omniprésent de la communauté ; ou de cette cabane de Peter, toute de guingois, après le passage de la tempête, cloisons brisées, cageots éparpillés, objets du quotidien disposés à des angles bizarres, en écho à la confusion mentale et aux tourments de son propriétaire.

Pareil miracle aurait été impossible sans la présence d’Ivor Bolton. Au pupitre d’un orchestre en état de grâce, le directeur musical du Teatro Real pousse encore plus loin le discours entamé avec Billy Budd. L’enivrant lyrisme et la subtilité de sa lecture offrent un sublime contrepoint à la mise en scène.

Que dire d’Allan Clayton en Peter, sinon qu’il atteint l’idéal ? Ne ressemblant à aucun de ses prédécesseurs, le ténor britannique déploie une voix jeune, ductile, d’un charme irrésistible dans son duo avec Ellen, à l’acte II, doublée d’une présence physique et d’une intensité dans le jeu qui sont, sans aucun doute, le résultat du long travail de répétitions avec Deborah Warner.

D’une crédibilité scénique absolue, la soprano suédoise Maria Bengtsson comble moins nos attentes en Ellen, faute d’un registre grave suffisamment consistant. Du reste de la distribution, très bien composée, on distinguera le baryton-basse britannique Christopher Purves, sonore Balstrode, et le baryton sud-africain Jacques Imbrailo, Ned de luxe, d’un relief éblouissant.

Grâce à Joan Matabosch, son directeur artistique, le Teatro Real est devenu, en l’espace de quatre ans, la capitale mondiale des « grands » opéras de Britten. Après Billy Budd (2017) et Gloriana (2018), ce Peter Grimes, coproduit avec le Royal Opera House de Londres, l’Opéra National de Paris et le Teatro dell’Opera de Rome, marque un apogée. Il sera donné au Covent Garden, en mars 2022, puis à l’Opéra Bastille, à un horizon plus lointain. Ne le manquez surtout pas !

RICHARD MARTET

PHOTO © JAVIER DEL REAL

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