Salle Garnier, 2 mai
L’Opéra de Monte-Carlo achève en beauté une saison 2020-2021 proposée devant public, dans le respect scrupuleux des contraintes sanitaires, par une nouvelle production de Boris Godounov, en collaboration avec l’Opéra Grand Avignon.
La version adoptée est l’originale (1869), sans l’acte polonais, ni la forêt de Kromy, plus proche du texte de Pouchkine et axée sur le drame intérieur du rôle-titre. Du sacre à l’agonie, la culpabilité qui étouffe le tsar meurtrier se manifeste tantôt dans des affrontements politiques, tantôt à travers des épisodes mystiques et fantastiques.
La Russie éternelle est ici bien présente (bulbes étincelants, icônes…), mais la face du Christ pantocrator alterne avec des éclairs sanglants, au cours de l’hallucination de Boris. Les lumières de Bertrand Couderc, comme les vidéos d’Étienne Guiol, jouent un rôle décisif dans la mise en scène de Jean-Romain Vesperini, servie par les décors symboliques de Bruno de Lavenère et les superbes costumes traditionnels d’Alain Blanchot.
L’espace est divisé en deux étages: en haut, les jeux de pouvoir du tsar et des boyards ; en bas, l’infrastructure de pilotis, et le peuple, opprimé, pitoyable, versatile, cruel. C’est là que Boris viendra mourir, sans étreindre son fils Fiodor. Derrière lui se tient l’enfant immaculé. Est-ce une annonce de rédemption ?
Le risque de cette version de 1869, très vite perçu par Moussorgski, pourrait être le déséquilibre non seulement vocal (au détriment des personnages féminins), mais surtout dramatique : pourquoi Grigori – le faux Dimitri – apparaît-il dans la scène de l’auberge, s’il disparaît ensuite ? La figure de l’usurpateur n’est-elle pas essentielle pour faire contrepoids à celle du tsar meurtrier ? C’est dire l’exploit de ce spectacle, magistral tant du point de vue visuel que musical.
L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le Chœur de l’Opéra, préparé par Stefano Visconti, le Chœur d’enfants de l’Académie Rainier III atteignent les sommets.
La direction de Konstantin Chudovsky, souple et puissante, s’apparente au rêve de Pimène : « J’étais tellement accoutumé à mes ténèbres que mes rêves ne m’offraient plus que des sons. » Hautbois du premier tableau, symphonie de cloches pour le couronnement, envoûtante présence des contrebasses, tout concourt à soutenir la trame dramatique, en laissant aux éléments mélodiques leur liberté au plus près de la parole.
La distribution offre ce qu’on peut réunir de mieux, compte tenu de la version choisie. Tout gravite autour d’Ildar Abdrazakov, dont la richesse vocale et l’implication théâtrale font un très grand Boris Godounov. Alexey Tikhomirov, basse profonde et stature imposante, constitue l’autre pivot de l’action. Son Pimène témoigne devant l’éternité.
L’Académie Lyrique de l’Opéra de Monte-Carlo a repéré et formé de jeunes artistes russes, qui s’illustrent dans ce répertoire : ainsi, Kirill Belov offre un Innocent au timbre idéal, à la mélopée déchirante. Alexander Teliga est un truculent Varlaam, et Aleksandr Kravets, un terrifiant Chouïski, manipulateur et maître du jeu. Enfin, Oleg Balashov sait rendre inquiétante la figure de Grigori, novice ambitieux et disgracié.
Les rôles féminins sont, eux aussi, attribués à des interprètes de premier plan. Natascha Petrinsky incarne une Aubergiste à la fois séduisante et bien chantante, et Marie Gautrot, une Nourrice au mezzo sonore.
Ce spectacle exigeant questionnera longtemps.
PATRICE HENRIOT
PHOTO © OMC/ALAIN HANEL