Opéra, 24 septembre
L’Idoménée d’André Campra (1660-1744) aurait dû ouvrir la saison dernière de l’Opéra de Lille, mais la crise sanitaire en avait repoussé la création, au profit d’une version abrégée, intitulée Le Retour d’Idoménée, un laboratoire de travail très réussi (voir O. M. n° 166 p. 47 de novembre 2020). Restait à voir si, en montant l’œuvre complète, Alex Ollé saurait tenir la distance de la « tragédie lyrique », genre dont il ne maîtrise pas forcément tous les codes.
Si le résultat laisse partagé – intéresser un public d’aujourd’hui suppose-t-il forcément une transposition contemporaine ? –, on ne peut nier que le metteur en scène espagnol respecte les particularités de l’œuvre, notamment en ne faisant pas l’impasse sur le spectaculaire. Le palais de verre, base du décor d’Alfons Flores, permet la projection des vidéos d’Emmanuel Carlier, qui font éclater les cadres temporels et géographiques, pour d’évocatrices scènes de tempête.
On aime bien l’idée que l’omniprésence des dieux est, en fait, l’expression intime des passions destructrices, mais la traduction scénique nous semble problématique. Car habiller chaque divinité de la même façon que le personnage qui l’invoque crée une grande confusion visuelle, dont témoigne ce flottement perceptible, au moment des saluts, quand Vénus est manifestement confondue avec Électre par maints spectateurs !
Regrettons aussi la faiblesse de la direction d’acteurs, les protagonistes étant trop souvent réduits à quelques attitudes de sitcom, en particulier Idamante, qui écarte constamment les bras pour signifier son embarras, ou Électre, qui fait la moue en jetant rageusement ses escarpins. Enfin, le dénouement aurait mérité d’être plus clair, en montrant vraiment Idoménée empêché dans son suicide et Ilione s’immolant sur le corps d’Idamante.
Pour autant, l’impact tragique de l’œuvre et sa singularité formelle sont parfaitement assumés, grâce à l’intégration de la chorégraphie de Martin Harriague à l’action – les membres de la très déjantée compagnie Dantzaz emmenant tout le plateau à leur suite, pour d’impressionnants tableaux collectifs.
Le spectacle s’appuie, par ailleurs, sur une réalisation musicale remarquable. Dans une forme olympique, Le Concert d’Astrée (chœur et orchestre) est galvanisé par la direction flamboyante d’Emmanuelle Haïm. Elle exalte toutes les subtilités d’une partition à l’orchestration incroyablement variée et aux ruptures de ton étonnantes, alternant faste et intimité, pompe royale, noirceur démoniaque et robustesse paysanne.
Le plateau est de haut vol, jusque dans les excellents seconds plans où, à côté du ténor Enguerrand de Hys, du baryton Yoann Dubruque et de la basse Frédéric Caton, brille particulièrement la mezzo Eva Zaïcik, Vénus opulente de timbre.
Les quatre rôles principaux confirment leur adéquation vocale et physique. On retrouve l’autorité du baryton mordant et velouté de Tassis Christoyannis, émouvant Idoménée, dont on relève malgré tout, par endroits, une ligne heurtée et encombrée d’accents, peu compatible avec l’esthétique baroque. À l’inverse, Samuel Boden, haute-contre aisée et délicate, délivre en Idamante un chant qui manque parfois de variété de couleurs, un rien étroit dans l’aigu.
Des deux sopranos, Hélène Carpentier, par sa voix riche et sa belle présence, donne corps à une impérieuse Électre, qui parvient à se plier aux mélismes amoureux de « Venez répondre à nos désirs ». Dommage que, dans les moments d’emportement, la diction se relâche un peu. C’est, au contraire, par l’infinie modulation du discours que Chiara Skerath dessine une Ilione suprêmement émouvante, sachant surprendre par de soudains pianissimi, mais aussi par une ampleur dans l’aigu qu’on ne lui soupçonnait pas.
Malgré quelques réserves, voici un très beau début de saison qui va, espérons-le, donner l’envie à d’autres théâtres de monter cette œuvre aussi puissante que rare.
THIERRY GUYENNE
PHOTO © SIMON GOSSELIN