Markgräfliches Opernhaus, 5 septembre

Carlo il Calvo, « dramma per musica » en trois actes de Nicola Porpora (1686-1768), créé à Rome, au printemps 1738, inaugure le tout nouveau « Bayreuth Baroque Opera Festival », dans un lieu enchanteur : l’Opéra des margraves (Markgräfliches Opernhaus).

Construit sur des plans du plus célèbre architecte et décorateur de l’époque, Giuseppe Galli Bibiena, ce joyau du style rococo fut inauguré, en septembre 1748, à l’occasion des noces d’Élisabeth-Frédérique-Sophie de Brandebourg-Bayreuth avec le duc Charles-Eugène de Wurtemberg. La margravine de Bayreuth, née Wilhelmine de Prusse, entendait non seulement célébrer avec faste ce mariage, mais aussi égayer la cour du margraviat, d’un éclat inférieur à celle de Berlin, où elle avait passé son enfance (fille aînée de Frédéric-Guillaume Ier, elle était la sœur de Frédéric II le Grand).

Le bâtiment a été régulièrement utilisé depuis cette époque, entre autres par Richard Wagner, qui y dirigea, en 1872, la Symphonie n° 9 de Beethoven, à l’occasion de la pose de la première pierre de son Festspielhaus. Autant dire que, depuis un siècle et demi, Bayreuth illustre deux traditions théâtrales radicalement différentes : l’œuvre d’art totale, d’un côté, le divertissement de cour, de l’autre.

Magnifiquement restauré entre 2012 et 2018, l’Opéra des margraves, d’une capacité de cinq cents places environ, offre évidemment un écrin idéal à Carlo il Calvo, créé dix ans seulement avant son inauguration. Déjà mis en musique par d’autres compositeurs, le livret, situé au IXe siècle, s’inspire très librement d’un événement historique : les luttes de pouvoir entre les petits-fils de Charlemagne pour le partage de son empire, après la mort de leur père, Louis Ier le Pieux. En l’occurence, il n’en retient que deux : Lothaire Ier (Lottario) et Charles II le Chauve (Carlo il Calvo).

Dans l’opéra, Carlo, l’héritier désigné, est encore un enfant (rôle muet), que sa mère, Giuditta, réussit à mettre sur le trône à la place de son demi-frère Lottario, avec le concours du fils de ce dernier, Adalgiso. Interviennent également, dans une intrigue déjà passablement embrouillée, les filles des deux mariages successifs de Giuditta, Eduige et Gildippe (celle-ci étant la fiancée d’Adalgiso), mais aussi Berardo, un prince étranger, et Asprando, un chevalier félon.

Directeur artistique du Festival, Max Emanuel Cencic, en modernisant l’ouvrage (Berardo est désormais un homme de loi, et Asprando, le garde du corps de Giuditta), transpose l’action dans une villa cubaine des années 1920, entourée d’un luxuriant jardin. Transformé en psychodrame, le spectacle s’ouvre et se referme sur la même image : la famille réunie autour d’une table. Une mort lui sert d’introduction – celle de Louis le Pieux (Lodovico il Pio), qui n’apparaît pas dans le livret original, mais que l’on voit s’étouffer –, une autre de conclusion (celle de Lottario).

La mise en scène du contre-ténor croate fait de Carlo un enfant handicapé, et de Lottario, un vieux mafieux libidineux (quand le bel Asprando tente de le séduire, en lui faisant admirer sa musculature, il le repousse, puis finit par céder à la tentation), comme si les héritiers de Charlemagne, au fil des générations, étaient condamnés à perdre l’éclat héroïque de leur aïeul.

Au pupitre de son ensemble Armonia Atenea, George Petrou dirige d’une main experte une partition magnifique, enchaînant airs de fureur et épanchements lyriques dans le plus pur style de l’« opera seria », avec une alternance rigoureuse d’arie et de recitativi secchi qui, à la longue, peut paraître lassante. L’orchestre est riche en instruments martiaux (trompettes, timbales…). Mais on regrette qu’il mette un peu de temps à apprivoiser l’acoustique de la salle, avec des sonorités comme étouffées, en début de représentation.

La distribution, à la fois homogène et de haute volée, se distingue par la perfection de sa prononciation de l’italien, rendant presque inutiles les surtitres. Authentique bête de scène, Max Emanuel Cencic livre un portrait époustouflant de Lottario, avec une voix encore capable de merveilles. Son interprétation de l’air « Quando s’oscura il cielo » constitue l’un des sommets de la soirée.

Le rôle d’Adalgiso joue bien davantage la carte de l’expressivité que celle de la virtuosité débridée. Franco Fagioli en profite pour imposer une ligne de chant possédant la finesse et la délicatesse d’un camée. Son duo avec Julia Lezhneva (« Dimmi che m’ami »), tout d’érotisme contenu, transporte le spectateur sur les cimes, avec le concours d’un orchestre véritablement en état de grâce.

La soprano russe, il est vrai, se montre à la hauteur de sa réputation en Gildippe, avec un instrument flexible, sûr dans l’aigu et capable de mille nuances. Suzanne Jerosme, pour sa part, évolue avec autant d’aisance dans le désespoir que dans la fureur de Giuditta. Bruno de Sa est un chanteur à suivre de près, tout comme Petr Nekoranec.

En raison des contraintes sanitaires, le Festival n’a pu accueillir que deux cents spectateurs, à chacune des trois représentations de ce Carlo il Calvo. Une reprise s’imposait. Elle est d’ores et déjà annoncée pour les 3, 5 et 7 septembre 2021, avec la même distribution.

FRANCO SODA

PHOTO © FALK VON TRAUBENBERG

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