Théâtre du Capitole, 5 mars
Le trio de rêve initialement réuni par Christophe Ghristi à l’affiche de l’une des productions les plus attendues de sa première saison à la tête du Théâtre du Capitole, n’a pas été épargné, tant s’en faut, par les aléas de la vie lyrique. Ils ont d’abord frappé Stéphanie d’Oustrac, qui a préféré renoncer plutôt que de se lancer dans une prise de rôle à risque, entre Cassandre des Troyens à la Bastille et Phèdre d’Hippolyte et Aricie à Zurich, puis Jessica Pratt, contrainte d’annuler, presque in extremis, pour raisons de santé.
En Compositeur, Anaïk Morel n’a cependant rien d’un second choix, maîtrisant avec assurance les tensions et les écarts de l’écriture, portés à ébullition par son mezzo lumineux et ardent. Elle porte d’ailleurs le Prologue quasiment à elle seule, dès lors que ni Werner Van Mechelen, Maître de musique dépourvu de nerf, ni Manuel Nuñez Camelino, Maître à danser à la jambe svelte, mais pas assez léger, de caractère comme d’émission, ne font mouche.
Malgré quelques duretés quand il lui faut atteindre des hauteurs stratosphériques, la Zerbinetta d’Elizabeth Sutphen chante fort proprement, joliment même, mais elle n’a pas – encore ? – l’étincelle, l’abattage de ses plus illustres devancières. Catherine Hunold, en revanche, ne manque pas son rendez-vous avec Ariadne : voix longue et ample, quoique jamais pesante, dont l’aigu forte jaillit, adamantin, d’une ligne ciselée. Talent rare, en vérité, et qui mérite de rayonner enfin au-delà des frontières de l’Hexagone.
Issachah Savage n’impressionne pas moins, Bacchus taillé dans un colossal bloc de granit, aussi large et percutant en bas que sur les sommets d’une tessiture redoutable. Sans doute la prudence n’est-elle pas de mise quand la nature vous a gratifié d’un tel instrument, mais ce qui passe aujourd’hui, non sans quelques menus dérapages, pourrait casser bien vite, si le ténor américain persiste à faire abstraction du passaggio.
Aux antipodes de l’idée reçue d’un néoclassicisme maniéré, Evan Rogister empoigne à mains nues l’orchestre de chambre caméléon de Richard Strauss, auquel il insuffle une énergie n’excluant ni la mise en valeur des détails, ni l’attention aux équilibres, en même temps qu’elle magnifie les sonorités boisées de la phalange toulousaine.
Pour le Prologue, le décorateur David Belugou a dupliqué le cadre de scène du Théâtre du Capitole, dont le rideau est marqué du blason de « l’homme le plus riche de Vienne », ainsi que de sa devise : «Qui s’y frotte s’y pique » – tout un programme ! Une fosse, où s’entassera bientôt la troupe en charge du spectacle destiné à divertir les invités entre le banquet et le feu d’artifice, parachève une « mise en abyme » censément baroque.
Après que le Maître de musique a aidé son élève à enrouler un bandeau autour de sa poitrine, pour ne laisser deviner aucune forme suspecte sous sa livrée – il ne manquerait plus, n’est-ce pas, qu’une jeune femme se pique de composer un opéra ! –, le Majordome apparaît en majesté au niveau supérieur, vêtu d’un extravagant habit XVIIIe, qui plante d’emblée la désopilante caricature de précieux dégoûté au rire nerveux, mieux sadique, campé par Florian Carove.
Dans sa mise en scène, Michel Fau n’a pas besoin de plus pour signifier que les ordres viennent d’en haut et, comme par ricochet, le mépris dans lequel étaient – sont encore ? – tenus les artistes, malgré la compétence qui leur est reconnue, l’admiration que leur prestige suscite.
Si le Prologue demeure somme toute assez sage, l’Opéra vire au délire « Art déco ». Voyez cette grotte en forme d’horrifique mascaron à la gueule béante, dans la barbe duquel des cloportes géants ont élu domicile, ou encore le char doré de Bacchus, traîné par deux panthères rutilantes, ainsi que ces tenues, perruques et maquillages à l’extravagance débridée ! Les attitudes de l’héroïne abandonnée sont de la même eau, calquées sur la gestuelle et les mines outrancières de la Diva incarnée par Michel Fau dans son Récital emphatique – tel un autoportrait de l’artiste sur son île déserte.
Mais les autres, et surtout les acolytes bouffes de Zerbinetta, dont aucune intervention ne trouve vraiment son rythme, s’avèrent livrés à eux-mêmes, plantés là – sous prétexte qu’il faut laisser les chanteurs chanter ? Voilà qui rappelle à point nommé que des décors monumentaux, sinon ressemblants, et des costumes bariolés et opulents, ne suffisent pas, même passés au filtre de la plus réjouissante ironie, à faire une bonne mise en scène…
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © COSIMO MIRCO MAGLIOCCA