Pour l’édition 2019 du Festival de Pentecôte (Pfingstfestspiele), Cecilia Bartoli, sa directrice artistique, a réussi à concilier une thématique porteuse, celle des « Voix célestes », permettant de brillants hommages aux castrats ; un programme cohérent, centré sur la première moitié des années 1730 ; la découverte de raretés ; et un rôle-titre de premier plan pour elle-même dans une œuvre majeure.
Pour Alcina, Cecilia Bartoli a fait appel à Damiano Michieletto, qui l’avait remarquablement servie déjà dans La Cenerentola, en 2014. Celui-ci a de nouveau transposé, mais de façon raisonnable, avec son équipe habituelle. Dans les beaux décors de Paolo Fantin, Alcina, toujours vêtue de noir, apparaît comme la propriétaire de l’hôtel, à la fois luxueux et inquiétant par ses éclairages tamisés, diffusés par les appliques doubles fixées aux murs, où Melisso et Bradamante arrivent en voyageurs. Morgana est la directrice, Oronte le majordome.
Un grand écran transparent, qui sert aussi aux projections, divise en deux la profondeur de l’unique pièce. À l’arrière, le monde secret de la magicienne, avec ses victimes demi-nues qui, d’un bout à l’autre, composent de saisissants tableaux. Le plateau tournant permet de ménager d’habiles transitions entre les deux univers, où il n’y a ni monstres, ni bêtes, mais de très beaux éléments de nature (énormes rochers, tronc d’arbre qui s’ouvre à une blessure ensanglantée, frondaisons glacées de blanc qui descendent des cintres…).
Damiano Michieletto, appuyé sur les sobres mais souvent saisissantes vidéos de l’équipe Rocafilm, maîtrise admirablement ces espaces, qu’il occupe avec une direction d’acteurs affûtée. Et les moments fascinants ne se comptent plus, telle la scène de reconnaissance du II, où Ruggiero revêt Bradamante de la robe mordorée qui lui redonne sa féminité (belle alliance de costumes modernes et d’époque Renaissance d’Agostino Cavalca).
Jusqu’au III, où Michieletto fait éclater la pièce pour conclure sur l’admirable lente descente des cintres de fragments de verre qui projettent leurs éclats intermittents, comme autant de coups de poignards, tandis qu’Alcina, devenue vieille femme, déploie son poignant « Mi restano le lagrime », déplacé ici, juste avant le chœur final.
Un plateau de très haut vol porte l’ensemble à incandescence. Honneur à Cecilia Bartoli, Alcina exceptionnelle, tant vocalement que scéniquement. Elle offre un acte II d’anthologie : irrésistible dès le sublime « Ah ! mio cor », pour culminer dans un « Ah ! Ruggiero crudel… Ombre pallide » vraiment déchirant, dans une palette de nuances infinie, et avec cette splendide couleur de mezzo qui fait merveille.
Un moment extraordinaire, suivi de longues acclamations : hommage à la tragédienne autant qu’à la chanteuse, qui tient là un de ses plus beaux rôles. Mais Sandrine Piau n’est pas moins fabuleuse – et fêtée – pour sa Morgana volcanique, grandiose dans son jubilatoire « Tornami a vagheggiar ».
Philippe Jaroussky, lui aussi dans une forme éblouissante, allie la pureté toujours transcendante du timbre à une incarnation vigoureuse de Ruggiero : particulièrement divin pour « Mi lusinga », dont il déroule admirablement aussi la subtile psychologie, et d’une perfection dépouillée dans « Verdi prati ».
Un peu moins spectaculaires, le puissant Melisso d’Alastair Miles, l’ardente Bradamante de Kristina Hammarström et l’Oronte toujours vaillant de Christoph Strehl. Place à part, enfin, pour l’Oberto du jeune Sheen Park, chanteur des Wiener Sängerknaben, véritable enfant prodige qui allie la pure beauté d’une voix lumineuse à une parfaite musicalité.
Gianluca Capuano met le comble à notre bonheur par une direction d’une constante légèreté, nonobstant les irrésistibles pulsions rythmiques – et assurant lui-même, avec Davide Pozzi, un élégant et riche continuo. L’orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco répond avec une merveilleuse souplesse et une homogénéité des cordes qui sont un constant ravissement, de même que le toujours excellent Bachchor Salzburg.
Énorme succès, au rideau final, pour ce magnifique travail d’équipe qui sera repris cinq fois, au mois d’août : il est encore temps de réserver !
FRANÇOIS LEHEL
© SF/MATTHIAS HORN