Opéra Bastille, 18 février
L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit le proverbe, résumant exactement notre impression à la sortie de la nouvelle production d’Aida à l’Opéra National de Paris, fermée au public, mais filmée en présence de quelques journalistes et retransmise en direct sur Arte Concert, puis en différé sur Arte.
Entré dans la salle sans aucun a priori, le premier tableau ne m’a pas particulièrement déconcerté. Lotte de Beer n’est pas la première à débarrasser Aida de ses oripeaux monumentaux, pour faire ressortir sa dimension intimiste, ni à situer l’action à l’époque de la création, ni à commencer l’opéra dans un musée – en l’occurrence, plus proche du musée de l’Homme à Paris que du musée égyptien du Caire, à en juger par les objets exposés dans les vitrines, renvoyant à différentes civilisations lointaines.
Radamès sanglé dans un uniforme vert bouteille, comme Don José dans la Carmen filmée par Francesco Rosi ? Amneris en robe à tournure mauve ? Je suis prêt à tout accepter, à condition que le propos demeure cohérent, évite l’écueil de la laideur (Aida n’est pas Wozzeck !), soit soutenu par une vraie direction d’acteurs, et ne sacrifie jamais les chanteurs – ce sont eux, il n’est jamais inutile de le rappeler, les principaux artisans de la réussite d’un spectacle lyrique… La production, hélas, ne coche aucune de ces cases.
D’abord, les panneaux coulissants verdâtres qui, jusqu’au premier tableau de l’acte IV, constitueront l’essentiel du décor, ne sont en rien un régal pour l’œil. Ne laissant jamais entrer la lumière, ils plongent l’ouvrage dans une atmosphère uniformément glauque qui devient très vite lassante, pour ne pas dire exaspérante.
Ensuite, Lotte de Beer, à vouloir trop bien faire, s’emmêle les pinceaux dans sa démonstration des méfaits de la colonisation et de l’arrogance des conquérants, comme dans sa dénonciation du regard porté par les Européens du XIXe siècle sur les peuples soumis et exploités. Trop de symboles, trop de citations, brouillent le message.
Ainsi de cette scène du triomphe enchaînant, dans une immense vitrine posée au centre du plateau, des « tableaux vivants » inspirés de toiles célèbres (La Liberté guidant le peuple de Delacroix, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard de David…) ou d’événements historiques. D’une pertinence aléatoire (que vient faire cette référence aux « marines » plantant un drapeau américain sur l’île japonaise d’Iwo Jima ?), ces incises, dont on imagine qu’elles se veulent ironiques, tombent à plat et ennuient. On en vient à regretter les défilés et danses orientales des productions de grand-papa !
Que dire, ensuite, de cette idée de doubler Aida et Amonasro – sans « blackface » mais habillés de noir, comme pour une version de concert – par des marionnettes de couleur grise, conçues et dirigées par Mervyn Millar ? Évoquant d’antiques statues africaines, auxquelles manqueraient des morceaux, elles sont parfois bien utilisées par Lotte de Beer, par exemple pour l’affrontement entre Aida et Amneris, quand la marionnette s’agenouille, tête baissée, devant celle qui l’exhibe comme un trophée dans une vitrine, tandis que la soprano, à côté, exprime sa révolte intérieure. Il est, en revanche, inadmissible de reléguer à l’arrière-plan Sondra Radvanovsky et Ludovic Tézier, régulièrement dissimulés au regard par leurs doubles, voire par les trois marionnettistes qui les actionnent.
Par ailleurs, le choix de rendre le colonisateur Radamès amoureux d’une statue, avec la dimension de dérision que cela implique, n’est pas maîtrisé dans son développement. Là où l’on attendrait subtilité et distanciation, Lotte de Beer bascule dans le grotesque, quand la marionnette d’Aida, au III, se frotte maladroitement contre un Jonas Kaufmann ayant bien du mal à répondre, de façon convaincante, à sa tentative de séduction !
La direction d’acteurs, enfin, est quasiment absente. Sondra Radvanovsky se trouve réduite au service minimum, dans le peu d’espace qui lui est accordé. Ludovic Tézier, encore plus maltraité, disparaît littéralement pendant le finale du II, invisible au milieu des chœurs. La panoplie de gestes de Ksenia Dudnikova renvoie aux Amneris des années 1950. Quant à Jonas Kaufmann, peut-être influencé par son costume, il joue la scène finale de Carmen pendant tout son duo avec Amneris, au IV.
Seul moment réussi de la production : le dernier tableau. Débarrassé des vilains panneaux verdâtres, avec Sondra Radvanovsky s’éloignant vers la lumière pendant que Jonas Kaufmann serre dans ses bras sa statue adorée, il émeut, sans racheter ce qui a précédé. La précédente mise en scène d’Aida à l’Opéra Bastille, créée en 2013, n’était sans doute pas la meilleure d’Olivier Py, mais elle était, en tous points, préférable à celle-ci.
La fin est également ce que Michele Mariotti dirige le mieux. Au pupitre d’un orchestre superbe, le chef italien conclut en beauté une soirée qui l’a vu multiplier les décalages avec les chanteurs (le départ complètement raté de la sublime phrase d’Amonasro, « Pensa che un popolo », au III) et, surtout, peiner à imposer une architecture d’ensemble, pensée et construite de la première à la dernière mesure, dans une parfaite cohérence des tempi.
Côté voix, une fois salués des chœurs en grande forme, préparés par José Luis Basso, un Messager et une Prêtresse impeccables, ainsi qu’un Ramfis et un Roi aussi sonores que stylés, le quatuor principal tient ses promesses.
Ludovic Tézier, somptueux de timbre et impressionnant d’aisance, confirme son statut de meilleur baryton verdien du moment. Ksenia Dudnikova, appelée à remplacer Elina Garanca au début des répétitions, chante très bien, avec une jolie voix, homogène et facile, qui lui permet de camper une Amneris toute de jeunesse et d’ardeur amoureuse.
Jonas Kaufmann est plutôt en bonne forme : timbre point trop assombri et toujours séduisant, aigu arrogant, excellent contrôle du souffle, même si, comme souvent, sa manière de détimbrer dans l’aigu piano laisse perplexe, dès un « Celeste Aida » conduit sur le fil du rasoir.
L’Aida de Sondra Radvanovsky, enfin, ressemble à celle qu’elle avait chantée, en ces mêmes lieux, en juin 2016 (voir O. M. n° 120 p. 67 de septembre). Toujours aussi attachante, d’une puissance toujours aussi phénoménale (Ksenia Dudnikova lui résiste moins bien, dans leurs affrontements, qu’Anita Rachvelishvili, il y a cinq ans), et jamais avare de pianissimi dans un rôle qui en réclame beaucoup. Certes, le périlleux contre-ut du Nil est moins réussi, cette fois, mais qui pourrait lui en vouloir dans ces circonstances ?
RICHARD MARTET
PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/VINCENT PONTET