Teatro del Maggio, 27 avril
Quand le gouvernement italien a annoncé la réouverture des théâtres, à partir du 26 avril, la Fondazione Maggio Musicale Fiorentino s’est trouvée dans la situation de pouvoir accueillir des spectateurs pour la 83e édition de son légendaire festival de printemps, initialement maintenue pour le seul bénéfice des caméras de télévision. Une véritable aubaine, qui a permis à cinq cents personnes (la salle du Teatro del Maggio peut en contenir mille huit cents) d’assister, dès le lendemain, à la première de la nouvelle production d’Adriana Lecouvreur, prévue pour l’inauguration de la manifestation.
Florence a ainsi été la première scène lyrique italienne à rouvrir ses portes au public, pour une représentation d’opéra. Comme le directeur Alexander Pereira a tenu à le souligner, la chance n’est pas seule en cause ; c’est aussi la récompense du choix de maintenir la maison en activité, même aux pires heures du -deuxième confinement, en donnant la possibilité à l’orchestre, aux chœurs et aux personnels techniques de travailler sur des spectacles et concerts filmés.
Les obstacles, pourtant, n’ont pas manqué sur la route de cette Adriana Lecouvreur, à commencer par deux forfaits, survenus au moment des répétitions : celui du ténor Fabio Sartori (Maurizio), retenu dans sa famille par une quarantaine imposée ; et celui du célèbre metteur en scène Jürgen Flimm (80 ans), pour raisons de santé.
Le jeune Britannique Frederic Wake-Walker a accepté la gageure de le remplacer, alors même que les décors étaient déjà construits, et les costumes terminés. Reconnaissons qu’il a su faire de nécessité vertu, en se glissant dans la transposition de l’intrigue voulue par Jürgen Flimm : Adriana Lecouvreur ne se déroule plus au début du règne de Louis XV, mais à l’époque de la création de l’opéra (1902).
La production, qui recourt beaucoup aux procédés du « théâtre dans le théâtre », nous plonge, à l’acte I, dans l’atmosphère fébrile des loges et des coulisses. Au II, une estrade tournante nous permet de voir Adriana entrer directement dans le cabinet, où la Princesse de Bouillon se cache. Au III, la comédienne déclame Phèdre sous un arc de scène, avant que l’assistance ne lui lance des roses rouges. Le IV se joue dans un espace presque vide, avec un minimum d’accessoires.
L’action se déroule de manière fluide, à deux bémols près : les simagrées du Prince de Bouillon et de l’Abbé de Chazeuil, dignes d’une revue d’avant-spectacle ; et le jeu trop affecté des deux principales interprètes féminines, évoquant, au moment où elles parlent de Maurizio, deux lycéennes ayant le béguin pour le même garçon.
La distribution tient son rang, surtout le Michonnet de Nicola Alaimo, merveille de legato, d’élégance et d’émotion, incomparable dans sa manière de moduler pauses et inflexions, pour faire comprendre ce qu’il n’ose exprimer par des mots. Martin Muehle rend justice au rôle de Maurizio, tant sur le plan de l’écriture vocale que de la caractérisation. Au dernier acte, néanmoins, l’épais vernis du timbre tend à s’effilocher.
Ksenia Dudnikova campe une altière et -jalouse Princesse de Bouillon, timbre d’onyx et accents idéalement vindicatifs. Quant à Maria José Siri, elle traduit, avec beaucoup d’intelligence, le mélange d’intégrité artistique et de fragilité émotionnelle propre à Adriana, jusqu’à l’extinction finale.
Une ballerine (la danseuse et chorégraphe Anna Olkhovaya), habillée en Pierrot, invite alors la comédienne dans l’au-delà, vers lequel elle s’éloigne à pas lents. Dommage que Maria José Siri ne possède pas le charisme scénique d’une tragédienne de légende : la reine du Théâtre-Français ressemble un peu trop à une quadragénaire ordinaire, comme on en croise chaque jour dans la rue.
Dans tous les cas, bien plus que la mise en scène ou les chanteurs, c’est la direction musicale qui distingue cette production du tout-venant. Daniel Harding, en effet, transforme un opéra de chanteurs en un somptueux poème symphonique avec voix. Certes, Cilea a écrit Adriana Lecouvreur sur les bords de l’Arno. Mais le fleuve que l’on entend couler dans la fosse, ce soir, c’est plutôt le Rhin, immense, tourbillonnant, canalisé par le chef britannique entre des berges recouvertes d’une végétation luxuriante.
On pense à Wagner, bien sûr, en particulier dans le prélude du IV, mais également à Richard Strauss, Mahler… et tous les compositeurs du courant décadentiste. Le résultat, évoquant un lit recouvert de fleurs et de pierres précieuses, est superbe, et surtout inattendu de la part de Daniel Harding, peu familier du répertoire opératique italien.