Teatro Costanzi, 15 décembre
Chaque production des Vêpres siciliennes est un événement, surtout dans la version originale française (Paris, 1855), les théâtres préférant souvent la traduction italienne. Quelle audace, alors, que de choisir cette partition monumentale pour ouvrir la saison du Teatro dell’Opera de Rome ! Trois heures et demie de musique, un changement de décor à chaque tableau, trois cents chanteurs, musiciens, danseurs et figurants. On ne lésine pas pour rendre justice à ce titre charnière dans l’œuvre de Verdi.
La mise en scène évite l’actualisation aussi bien que la reconstitution historique. Valentina Carrasco mise plutôt sur l’abstraction. La dialectique du maître et de l’esclave n’est-elle pas universelle ? À la place des Siciliens asservis par les forces de Charles d’Anjou, un peuple indéfini sous le joug d’une dictature. Au lieu du Moyen Âge, l’époque intemporelle de la soumission et de la peur : une mauvaise troupe fait violence aux femmes, exploite le travail des hommes et épuise les ressources du sol.
Toute référence géographique est abolie. Les décors de Richard Peduzzi sont des variations sur le thème minéral qui lui est cher. La pierre est l’image de l’abus de pouvoir traversant l’Histoire : matériau brut, que des forçats taillent pour satisfaire l’économie de l’oppresseur ; don de la terre, que le dominateur profane comme le corps des femmes violentées.
Mais la pierre se fait instrument de vengeance, quand les esclaves sont enfin prêts à lapider le tyran. Voici que les murs de la cité, gris et lisses comme l’enceinte d’une prison, se referment sur l’ennemi. L’alliance singulière entre la métaphysique du scénographe et le théâtre charnel de la jeune Argentine, collaboratrice du collectif La Fura dels Baus, est saisissante. Deux univers que tout oppose arrivent à s’accorder, pour un spectacle intelligent et inventif, à défaut d’être visionnaire.
Avec le concours de Massimiliano Volpini, Valentina Carrasco excelle également dans la chorégraphie du ballet « Les Saisons », qui occupe une bonne demi-heure au milieu du III. Le risque de réduire cette longue page symphonique à une simple parenthèse est brillamment évité. Une vaste pantomime évoque les étapes de la vie du peuple, mais aussi des quatre principaux personnages, en montrant leur passé lourd de secrets. Pour le reste, rares sont les moments atteignant la même force théâtrale : une direction d’acteurs inégale ne ménage pas le statisme de certains tableaux (le finale du II, par exemple).
Il faut tout le talent scénique de Roberto Frontali et de Michele Pertusi pour donner du relief aux meneurs des deux camps. L’un incarne un Montfort touchant et accablé de remords, quoique vocalement fatigué. L’autre campe un Procida héroïque et comploteur tout d’un bloc, capable d’un style souverain malgré l’érosion du timbre. Les nombreux comprimari, ainsi que le chœur préparé par Roberto Gabbiani, sont irréprochables jusque dans la diction française.
John Osborn est l’inoxydable ténor romantique que l’on connaît : voix chaleureuse et bien projetée, phrasé élégant et subtil, émission haut placée, qui convient parfaitement à la tessiture d’Henri… Une leçon de style. En Hélène, Roberta Mantegna confirme les promesses soulevées par son début de carrière : voix large et homogène, un rien acidulée dans l’aigu, capable de nuances et de pianissimi à couper le souffle, vocalises pleines d’aisance dans le « Boléro ».
Attentif aux moindres détails expressifs de la partition, Daniele Gatti atteint l’équilibre idéal entre mordant et sensibilité : privilégiant des tempi raisonnables, il parvient à tirer d’un orchestre en état de grâce des sonorités analytiques d’une rare beauté, sans toutefois rien céder à l’énergie des contrastes.
PAOLO PIRO
PHOTO © OPERA DI ROMA/YASUKO KAGEYAMA