Opéra, 1er mars
Belle surprise, à l’ouverture du rideau, que cette superbe grande toile de fond, pastichant avec talent les Paradis terrestres de Brueghel de Velours ou de Roelandt Savery, pour évoquer « l’Âge d’or », bientôt perdu, que Tom décrit avec Anne dans leur premier duo !
Les décors de Mathias Baudry, toujours bien éclairés, continueront d’être particulièrement inventifs, jouant ensuite sur deux niveaux, avec une vaste estrade mobile sur le second, notamment pour la maison londonienne de Tom au II, tout inondée de bleu nuit, et encombrée des objets insolites mais élégants collectionnés par Baba – dont deux grandes statues qui finissent par s’animer.
Dans cette nouvelle production de l’Opéra Nice Côte d’Azur, Jean de Pange suit fidèlement le livret, mais avec une direction d’acteurs qui reste un peu trop prudente. Dommage, surtout, qu’au début du II, la mise en évidence du travail des machinistes vienne casser la continuité de l’action, en introduisant une distanciation hors de propos que ne justifie pas la partition et qui vient prendre à contre-pied le grand élan introspectif de Tom, « O Nature », puis le discours sentencieux de Nick, placés ainsi en porte-à-faux.
Ensuite, les scories sont rares (quelques interventions peu utiles de figurants) et, si l’on regrette l’absence de la machine à pain, dont l’effet est toujours irrésistible, la fin se redresse bellement, culminant dans une scène du cimetière impressionnante, au milieu des croix descendues des cintres, et un tableau de l’asile, sur le plateau complètement dégagé, qui prend toute sa charge d’émotion.
Pour cette entrée de The Rake’s Progress au répertoire de l’Opéra de Nice, la distribution contribue grandement à la réussite de l’ensemble. Elle est menée par le très remarquable Tom de Julien Behr, dont le haut médium mordant est bien en situation, avec un lyrisme qui sait également être poignant, dès sa grande cavatine du I, et qui donne une incarnation particulièrement saisissante, alliant, dans un mélange aussi subtil que sa riche palette de nuances, naïveté et morgue d’une jeunesse conquérante, sûre de sa séduction, mais aussi amour vrai, idéalisme déçu et repentir sincère : livret et musique sont ici admirablement servis.
Amélie Robins, avec les antécédents d’une carrière consacrée largement à l’opérette, lui apporte la très heureuse réplique d’une Anne de tempérament, d’un engagement constant et qui touche vivement : avec toute la tendresse requise pour son « Quietly night », et d’une parfaite aisance dans la tessiture, notamment pour le contre-ut terminal de la cabalette du I.
De Vincent Le Texier, on n’est pas surpris du jeu intense, qui serait même à la limite du surjoué, pour un Nick âgé, qui tient franchement du Méphisto de comédie que souligne assez crûment le noir et rouge de son vêtement, le personnage n’étant pas autrement approfondi par la mise en scène : plus que la voix même, on apprécie une présence, grandiose même dans le tableau de sa disparition.
Isabelle Druet (déjà dans la production de Caen, en 2016) s’impose décidément comme une Baba magistrale, souveraine d’autorité, drôle mais jamais caricaturale, et qui sait sans hiatus déployer un cœur généreux. Kamelia Kader, sans faire doublon, joue sur le seul terrain d’une beauté incendiaire et sulfureuse. Enfin, la basse profonde, et parfaitement idiomatique, de Scott Wilde impose un Trulove d’un poids inusuel.
Regrettons seulement qu’avec un Orchestre Philharmonique de Nice parfois curieusement erratique et un Chœur de l’Opéra qui, par bonheur, gagne progressivement en assurance, la direction de Roland Boër, malgré un déploiement de gestique, manque trop souvent l’impact incisif de la rythmique stravinskienne.
FRANÇOIS LEHEL
Dernière représentation ce soir, 5 mars.
PHOTO © DOMINIQUE JAUSSEIN