Du 23 novembre au 5 décembre derniers, l’Opéra National de Paris s’est envolé en Guyane pour déployer ses missions outre-mer suivant deux axes : la détection de talents et l’éducation artistique et culturelle. Cinquante-et-un ateliers ont été proposés aux artistes en herbe, ou confirmés, du territoire, par une équipe composée d’étoiles et de danseurs du ballet, ainsi que des chanteurs Timothée Varon et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur. Nous les avons suivis.
Adossé au Conservatoire de Cayenne, l’auditorium des Trois Fleuves est en effervescence : une foule d’enfants de plusieurs écoles de Guyane se presse pour découvrir le chant lyrique. On repère facilement les quelques hexagonaux mêlés au public : ceux-là jonglent avec le pull et l’éventail, alors qu’ils entrent ou qu’ils sortent de la salle hyper climatisée. Le baryton Timothée Varon et la mezzo-soprano Marie-Andrée Bouchard-Lesieur s’apprêtent à donner leur premier récital. Ils sont arrivés quelques jours plus tôt en compagnie d’étoiles et de danseurs du ballet de l’Opéra Natioral de Paris, dans les valises de Myriam Mazouzi, directrice de l’Académie « maison ».
« Lors de sa prise de fonctions à Paris, Alexander Neef a demandé à ses équipes de lui soumettre des projets, rappelle-t-elle. J’avais dessiné celui-ci après les émeutes de 2017, car je souhaitais rendre accessibles les missions de l’Opéra en Guyane. » Un contact avec les institutions culturelles du territoire lui a permis de s’appuyer sur les besoins exprimés sur place – à commencer par celui d’être écouté –, et sur des structures déjà solides, notamment le Centre de développement chorégraphique national de Guyane « Touka Danses », mené par Norma Claire, ainsi que le Conservatoire de Cayenne, dirigé par Michaëlle Ngo Yamb Ngan.
Au troisième jour de notre voyage, nous sommes encore émerveillés ou secoués à chaque nouvelle découverte. Le climat équatorial et l’humidité saisissante, l’architecture qui se dispense parfois de fenêtres superflues – certaines structures sont ouvertes aux quatre vents, comme les couloirs du Conservatoire –, des grilles omniprésentes, qui protègent les habitations de la très forte délinquance. Et les bidonvilles qui s’alignent sur le bord de la route. Car la région accueille une population multipliée par dix en trois décennies, dont la moitié n’a pas trente ans. Elle abrite un immense mélange culturel : différentes communautés – bushinengué, créole –, des populations de Suriname ou du Brésil, qui font vivre un patrimoine musical et chorégraphique riche avec un potentiel artistique enthousiasmant.
Liesse et concentration
En Guyane, on est également remué par le cruel manque d’infrastructures et par l’immense sentiment d’abandon, qui se résume en une phrase souvent rappelée : « Les gens viennent chez nous, communiquent, puis repartent alors que nous restons là, toujours avec les mêmes problèmes. » Pour cette raison, l’équipe de l’Opéra de Paris s’est présentée avec beaucoup de précautions. En prenant notamment le soin d’étendre le projet de coopération sur trois ans, grâce au soutien du fonds d’investissement Meridiam, représenté par l’homme d’affaires martiniquais Thierry Déau, et engagé à hauteur de trois cent mille euros par an. « Nous avons tout pris en charge, même les bus pour faire venir les enfants », souligne Myriam Mazouzi.
Lors du récital dédié au jeune public, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Timothée Varon affrontent une double difficulté : un auditoire en liesse et difficile à canaliser, et au premier rang, le regard impénétrable du directeur Alexander Neef, qui rejoint l’aéroport juste après le concert. Des « oh ! » et des « ah ! » ponctuent les airs d’Il barbiere di Siviglia de Rossini, de Die lustige Witwe de Lehár… « La réaction des enfants était spontanée, il n’y avait aucun protocole », s’enthousiasme Timothée Varon à la fin du programme. « C’est très rare d’obtenir ce niveau de concentration, dans le moment, avec un public d’adultes. » Le baryton relève le temps suspendu lors du baiser à la fin de « Là ci darem la mano », extrait de Don Giovanni de Mozart : « Il y avait un grand silence, et une attente palpable, jusqu’à la fin », souligne l’interprète du séducteur. « On aurait dû se rouler une pelle immédiatement en rentrant », conclut-il dans un grand éclat de rire.
La complicité entre les deux chanteurs n’a pas échappé au petit public. « Timothée et moi nous connaissons très bien, c’était évident de faire ça à deux. On partage une même vision, on est sur la même longueur d’onde », affirme Marie-Andrée Bouchard-Lesieur. Tous les deux sont passés par l’Académie de l’Opéra de Paris. Myriam Mazouzi s’est naturellement tournée vers eux pour ce projet d’envergure. « Je viens de la Réunion et mène de mon côté un projet de création musicale avec un quatuor à cordes et des percussions traditionnelles », confie le baryton. Celui-ci insiste sur le sentiment profond d’éloignement dans les Outre-mer. « C’est très important de rencontrer les gens pour leur dire que nous faisons un vrai métier, et rendre concret ce qui paraît peu envisageable. »
Planter des graines
À leurs côtés, le pianiste Jeff Cohen les accompagne avec une immense générosité. La veille, il travaillait avec Thomas Custodio Vieira, le gagnant pour la Guyane du Concours Voix des Outre-mer. « Alexander Neef a pris le temps de l’écouter, pour lui donner des conseils, indique-t-il. Nous plantons des graines afin de montrer que tout cela ne se fait pas qu’en Métropole. » Tous les trois sont sollicités pour animer une vingtaine d’ateliers ramassés en une semaine au Conservatoire de Cayenne, à l’Institut de Formation aux Disciplines Musicales de Cayenne, dans les classes à horaires aménagés du collège Réeberg Néron… tandis que les danseurs rencontrent les étudiants du Conservatoire et de différentes associations (ADACLAM, Plantation des Arts, Jeunes sans limites) aux esthétiques classiques, modernes ou hip-hop !
Nous retrouvons les deux chanteurs et leur pianiste accompagnateur au Conservatoire lors d’un de ces ateliers. Jacques Fauroux dirige la classe de chant, il se félicite des opportunités offertes à ses grands élèves. « Nous avons également reçu Loïc Félix et Marie-Laure Garnier, tous les deux guyanais. Chacun est revenu pour faire travailler nos étudiants à l’occasion de master classes. C’est une chance. » Malheureusement, ceux qui souhaitent se professionnaliser quittent le territoire. « C’est dommage, mais c’est comme ça. » Marie-Andrée Bouchard-Lesieur confirme ce diagnostic : « Que l’on soit de Corse, de Bordeaux ou de Guyane, on apprend dans les conservatoires que la formation professionnelle n’a lieu qu’à Paris, loin de nos familles. À trois heures de route ou bien à dix heures d’avion. »
Ici malheureusement, les dix heures d’avion et le coût des vols sont un frein à la sortie et à l’entrée. Toute l’ambiguïté de l’opération – et toute la complexité de la Guyane – se fonde sur cette difficulté : proposer les structures pour grandir, éventuellement aider à faire le pont entre Cayenne et Paris, mais ne pas voler les talents. En quelques mots, Marie-André Bouchard-Lesieur résume l’enjeu de l’opération : « Si des jeunes ou moins jeunes deviennent mélomanes, découvrent l’opéra, regardent des vidéos en live, si un orchestre de jeunes se forme, si une production se monte à Cayenne, ou si un festival annuel se met en place, alors je considérerai que mon travail ici aura porté ses fruits. »
AUDE GIGER