Bien que peu sensible aux plasticiens de son époque, Richard Wagner a eu sur eux une influence considérable, dont l’écho s’est perpétué tout au long du siècle dernier, et reste vif encore aujourd’hui. Petit tout d’horizon des relations des artistes de notre temps avec le maître de Bayreuth, à l’occasion de la reprise, à l’Opéra de Paris, du Tristan und Isolde magnifié par Bill Viola.
Partie 2/2 : Des artistes sous influence
On ne compte pas les artistes qui, du vivant du compositeur, furent influencés par son œuvre. La liste est longue, et on se bornera à citer quelques-uns des plus célèbres, parmi lesquels Anselm Feuerbach, Henri Fantin-Latour ou Odilon Redon. Plus près de nous, ce sont avant tout les artistes de culture germanique qui ont été marqués par le phénomène : Max Ernst, avec sa linogravure Siegfried, réalisée en 1912, l’année où il se décida à embrasser une carrière artistique ; Paul Klee, avec ses dessins Tannhäuser, Walküre, et surtout Lohengrin am Kino (Lohengrin au cinéma), qui fait preuve de beaucoup d’ironie et témoigne de la distance critique qu’il a progressivement pris vis-à-vis du compositeur ; George Grosz qui, dans sa toile Der Wanderer (Le Voyageur), a représenté Wotan à la fin de Siegfried, c’est-à-dire au moment où il perd son pouvoir absolu.
Outre le fait d’avoir signé la scénographie d’un Parsifal au Bayerische Staatsoper de Munich, Georg Baselitz a imaginé un Wagner malt einen Reiter im Schnee (Wagner peint un cavalier dans la neige) qui ramène le génie à un niveau très commun, tandis que Markus Lüpertz a réalisé, avec Männer ohne Frauen, Parsifal (Hommes sans femmes, Parsifal), tout un cycles de peintures, dessins et gravures, dont le seul objet est l’image d’une tête qui apparait de manière plus ou moins définie. Quant à Jonathan Meese, dont les peintures fourmillent de références au compositeur, son projet de mettre en scène Parsifal à Bayreuth n’a finalement pas abouti, pour des raisons soi-disant budgétaires.
Wagner après l’Holocauste
Deux artistes semblent, cependant, porter plus spécifiquement l’héritage wagnérien : Joseph Beuys et Anselm Kiefer. En 1962, le premier déclara dans un entretien « avoir cent fois plus à voir avec Wagner que la bibliographie ne l’avait admis jusqu’à ce jour ». Il est vrai que rares sont ses œuvres qui font directement référence à l’auteur du Ring – en dehors d’une petite huile sur carton intitulée Der Fliegende Höllander. Mais Beuys rêvait de monter Parsifal : au centre d’un espace entièrement vide, il voulait, déclara-t-il en 82, placer seulement une baguette, orientée dans différentes directions ; il disposerait l’orchestre et les chanteurs dans la salle. La baguette rassemblerait en un faisceau les forces pendulaires qui, venues de l’Orient vers l’Occident, reflueraient vers la terre. La lance de Parsifal pourrait alors faire office d’emblème des conceptions de l’Orient et de l’Occident (la « baguette eurasienne » selon Beuys). Ce projet ne vit jamais le jour, mais l’artiste dessina le Graal à de nombreuses reprises, et il a réalisé une « action », Eurasienstab, où il s’est représenté au centre d’une scène figurant le renouveau que l’Est apporte à l’Ouest.
Quant à Anselm Kiefer, il s’est régulièrement inspiré de la mythologie wagnérienne pour interroger l’histoire allemande. « Comment être un artiste après l’Holocauste ? » Telle est la question à laquelle il a tenté de répondre de manière parfois ambigüe et provocatrice. Car Kiefer a eu conscience que, même s’il faisait partie intégrante de la culture allemande, Wagner avait été récupéré par les Nazis à des fins de propagande. Selon lui, on ne peut donc plus l’évoquer sans faire surgir le fantôme du nazisme et des crimes qui ont été commis. Et ce sont ces réminiscences douloureuses qu’il tente d’exorciser dans sa peinture.
Enfin, il faudrait citer les artistes qui ont travaillé directement à parti des œuvres wagnériennes, comme Sarkis, qui a utilisé deux pages du livret de Parsifal (à la fin du premier acte, au moment de la transsubstantiation) pour les transcrire en fichier JPG, qui donne une nouvelle partition de plus de cinq heures interprétées par des voix synthétiques (A partir du JPG du livret de Parsifal, 2005), ou Rodney Graham. Ce dernier s’est souvenu qu’au moment de la création de ce même Parsifal, Humperdinck, qui était l’assistant de Wagner, avait rajouté quelques mesures pour permettre un changement de décor. Il a utilisé ces quelques mesures pour les combiner à une formule mathématique complexe, faisant en sorte que l’opéra, commencé le 26 juillet 1882, se termine près de trente-huit milliards d’années plus tard (Parsifal. Musique de la transformation (acte I). Avec la transcription du manuscrit original du supplément au n°90 de Humperdinck, le tout composé selon les instructions de l’artiste, 1989).
Variations contemporaines autour du « Gesamtkunstwerk »
Pour Wagner, l’opéra était une œuvre d’art totale (« Gesamtkunstwerk »), où toutes les formes d’expression – le chant, la musique, la danse, la lumière, le décor, etc. – se combinaient et se complétaient pour aboutir à l’œuvre idéale. Ce concept a souvent été repris par les artistes contemporains, en particulier dans des installations. On pourrait citer le cas de l’artiste suisse Ugo Rondinone, par exemple, qui a longtemps utilisé la musique des Tindersticks pour donner un caractère encore plus mélancolique à ses installations. Ou celui de l’américain Matthew Barney qui, avec son célèbre Cremaster, série de cinq films allant de quarante minutes à plus de trois heures et faisant intervenir de nombreux décors, costumes et figurants, rappelle l’ampleur de la Tétralogie wagnérienne.
Parfois, la musique est la matière même du travail de ces artistes, comme, par exemple, de celui d’Anri Sala, qui exposait très récemment à la Bourse de Commerce à Paris. Après avoir superposé dans un film deux versions du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel jouées par deux pianistes différents, il fait jouer de manière aléatoire, à bord d’une station spatiale, des extraits du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen dans une version pour clarinette et saxophone (Time no longer), ou met en relief les parentés musicales de La Marseillaise et de L’Internationale (Take Over), avec toutes les connotations historiques que l’on imagine. La preuve que, même s’il n’est pas directement cité, Wagner a semé dans l’art de notre temps des petits cailloux qu’on n’est pas prêt d’oublier.
PATRICK SCEMAMA
Retrouvez la première partie de l’article.
À voir :
Tristan und Isolde de Richard Wagner, avec Michael Weinius (Tristan), Eric Owens (König Marke), Mary Elizabeth Williams (Isolde), Ryan Speedo Green (Kurwenal) et Okka von der Damerau (Brangäne), sous la direction de Gustavo Dudamel, et dans une mise en scène de Peter Sellars, avec une création vidéo de Bill Viola, à l’Opéra National de Paris, du 17 janvier au 4 février 2023.