Alors que le Festival d’Aix-en-Provence investit pour la première fois le Stadium de Vitrolles, laissé à l’abandon pendant plus de vingt ans, Pierre Audi, son directeur général, nous livre la réflexion d’une vie artistique entamée dans les années 1970, sur les liens entre le spectacle vivant et les lieux de sa représentation. Deuxième volet, pour renouer avec l’idée de rituel.
Investir des lieux alternatifs a toujours créé des courts-circuits très bénéfiques dans la mise en valeur des programmations dont j’ai eu la responsabilité : en ouvrant la possibilité de nouveaux répertoires, de nouveaux publics et de nouvelles énergies. Mon instinct, quand j’ai supplié notre directeur technique, Josep Folch, de me faire visiter le Stadium de Vitrolles, était que le Festival d’Aix-en-Provence devait, en partie, changer de cap, pour rafraîchir son ADN et sa mission, bien sûr axés sur le Théâtre de l’Archevêché et le Grand Théâtre de Provence.
C’était, pour moi, une sorte d’évidence : la manifestation a besoin de cette large palette d’outils pour fonctionner comme un événement inspirant pour les artistes et le public. Et les collectivités locales sont fières de voir qu’en suscitant ainsi l’intérêt et le débat, leur patrimoine est inclus dans le discours culturel. Cela relève aussi de notre mission que de créer la culture vivante à partir d’éléments d’architecture, de lieux dans la ville, la campagne ou la région. Le premier jalon a été posé l’année dernière avec L’Apocalypse arabe de Samir Odeh-Tamimi, premier opéra – ou pièce musicale – joué à la Fondation Luma d’Arles. On pouvait déjà sentir une autre énergie, un dépaysement par rapport à nos traditionnelles productions de théâtre à l’italienne.
Le mot immersif est tellement à la mode que j’hésite désormais à l’utiliser. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que le public s’oublie dans un spectacle, comme si c’était une dance party ; c’est encore une façon de stimuler l’esprit des spectateurs d’opéra ou de théâtre musical en le sortant de ses habitudes, en le faisant travailler différemment d’un point de vue « dramaturgique ». C’est aussi une manière de libérer les artistes d’un élément factice qui, quelquefois, alourdit la création théâtrale : le fait de devoir créer un monde totalement artificiel à l’intérieur duquel se déploie une proposition de mise en scène. J’apporte une vie d’expérience dans ce domaine, et un enthousiasme sur une longue période pour ce type de travail. Grâce au Stadium, le Festival d’Aix-en-Provence ajoute une corde à son instrument, une couleur à sa palette.
Une réponse à la crise de l’opéra ?
Dans la perspective d’attirer de nouveaux publics, il faudrait un lieu exclusif pour le théâtre musical et l’opéra, mais que l’on puisse animer différemment. Un espace, pas forcément lié comme salle modulable à une institution noble ayant sa place dans le patrimoine culturel, qui soit une cellule de création à part. Un tel outil n’existe pas encore, mais pourrait apporter des résultats probants, s’il est bien conçu.
Il s’agirait de mélanger des projets de type classique, mais dans un format inhabituel, offerts à des créateurs aptes à en faire quelque chose de spécial, d’inattendu, et des œuvres plus populaires – comme West Side Story – présentées au public ailleurs que dans un théâtre à l’italienne, dans des productions plus aventureuses, susceptibles d’apporter un autre éclairage.
Chercher à renouveler l’opéra, ce n’est pas seulement proposer des interprétations fondées sur de nouvelles dramaturgies ; c’est aussi déplacer les lignes du rapport entre le public, les interprètes et le contenu. Cette question passe également, comme ce fut le cas pendant 400 ans d’histoire, par la transformation de l’espace de la représentation, et de la mise en rapport du spectateur avec ce qu’il voit et entend. Certains principes doivent être cassés, ouverts, repensés.
Présenter une version scénique ou vidéo de la Résurrection de Mahler au Grand Théâtre de Provence n’aurait pas eu de sens. Et ceci vaut également pour d’autres projets, qui sont en train de se dessiner pour les prochaines années. Bénéficier d’un lieu comme le Stadium – et d’une atmosphère toute autre – élargit les possibles en termes de répertoire ou de création, auprès des compositeurs et des artistes.
Un rituel pour le XXIème siècle
Je crois beaucoup à la relation entre rituel et théâtre. Des figures comme Pier Paolo Pasolini, Peter Brook ou Romeo Castellucci, qui ont été parmi les plus marquantes pour moi, ont toutes, d’une manière ou d’une autre, accordé une place centrale au rituel. Et je continue à être persuadé qu’il s’agit d’un mode universel d’être, auquel toutes les générations sont sensibles. Aller en discothèque, participer à un événement techno, à une rave party, c’est comme se rendre à l’église : on se réunit, on danse, on boit, on se drogue ; une sensualité s’exprime, mais sans quitter le registre du rituel – fût-il très païen.
En créant le Festival de Bayreuth, Wagner a avancé que le théâtre à l’italienne n’était envisageable pour lui qu’à la condition qu’il se métamorphose en boîte mystique. C’est ce qu’il est parvenu à réaliser en transformant l’outil « physiquement » : en cachant l’orchestre, en améliorant l’acoustique, en protégeant l’intégrité de l’image scénique – puisque le plateau est préservé de la lumière de l’abîme mystique qu’est la fosse – ; bref, en créant un environnement dans lequel le public est invité à se concentrer, à écouter d’une façon différente, à réfléchir.
Chez Wagner, comme chez Monteverdi, les deux compositeurs qui m’ont le plus marqué, le rituel est essentiel. Dans la musique contemporaine, nombre de créateurs se sont certes affranchis des traditions dramaturgiques et narratives, mais il est une dimension à laquelle ils n’ont pas touché, et qu’ils ont même contribué à renforcer, c’est le rituel – qu’il s’agisse de Arnold Schoenberg, Luigi Nono, Wolfgang Rihm, Karlheinz Stockhausen, Harrison Birtwistle, Manfred Trojahn ou Philippe Manoury. Il n’est que de considérer la multiplication des relectures auquel le mythe d’Orphée a donné lieu récemment pour s’en persuader.
Au fond, j’ai toujours été à la recherche de lieux où le rituel redevient possible. Pour que cela puisse prendre, « spirituellement parlant », une forme d’ouverture est nécessaire. Il faut de l’air pour que les encens s’évaporent : pas de « murs », pas de diktat de la dramaturgie, ni de proposition visuelle ou de mise en scène trop verrouillées. Il s’agit de voir comment le rituel a survécu dans le contemporain, ou comment le contemporain est remonté à la source du rituel pour inventer une nouvelle modernité, une nouvelle « communion » entre public et représentation.
PIERRE AUDI, directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, d’après un entretien réalisé par TIMOTHÉE PICARD, dramaturge et conseiller artistique du Festival d’Aix-en-Provence
Retrouvez le premier volet de l’article.
À voir :
Résurrection de Gustav Mahler, avec le Chœur de l’Orchestre de Paris, le Jeune Chœur de Paris, l’Orchestre de Paris, Golda Schultz (soprano), Marianne Crebassa (alto), sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, et dans une mise en scène de Romeo Castellucci, au Festival d’Aix-en-Provence, Stadium de Vitrolles, jusqu’au 13 juillet.