Le Festival d’Aix-en-Provence affiche Samson de Jean-Philippe Rameau, au Théâtre de l’Archevêché, du 4 au 18 juillet. Confiée à Raphaël Pichon, à la tête du chœur et de l’orchestre de l’ensemble Pygmalion, et à Claus Guth, cette « libre création », basée sur une « tragédie biblique » composée, en 1734, sur un livret de Voltaire, inspiré du Livre des Juges, et interdite par la censure, pour cause d’impiété, rassemble des fragments musicaux que Rameau réutilisa, par la suite, dans d’autres opéras. Le chef français et le metteur en scène allemand proposent, ainsi, de restituer, non pas la lettre, mais l’esprit d’un ouvrage qui aurait pu constituer un jalon essentiel dans l’histoire de la « tragédie lyrique » du XVIIIe siècle. Opéra Magazine vous ouvre les répétitions, à la recherche de cet opéra perdu…
Dans la périphérie de Venelles, au nord d’Aix-en-Provence, se trouvent les ateliers où, chaque année, sont construits les décors et répétés les spectacles du Festival. Nous y retrouvons, le 5 juin, le chœur de l’ensemble Pygmalion et son chef Raphaël Pichon, en compagnie de Claus Guth et de toute l’équipe de production de Samson. Le moment est important ; les choristes sont assis au milieu d’un ensemble de panneaux de toiles claires, faisant face au metteur en scène allemand, venu leur présenter l’argument et les éléments du décor, réunis sur la maquette en modèle réduit.
Librement inspiré d’un opéra perdu de Jean-Philippe Rameau, sur un livret de Voltaire, ce spectacle fait partie des événements majeurs de la 76e édition du Festival d’Aix-en-Provence, qui renoue, à cette occasion, avec un de ses compositeurs les plus emblématiques. C’est, en effet, au Théâtre de l’Archevêché, et après plus de deux siècles, que des ouvrages parmi les plus importants de Rameau ont pu (re)voir le jour, comme Platée, en 1956, avec Hans Rosbaud au pupitre, et surtout Les Boréades, jusqu’alors jamais représenté à la scène, en 1982, puis, l’année suivante, Hippolyte et Aricie, tous deux sous la direction musicale de John Eliot Gardiner.
Rameau, figure de proue
Pour leur sixième collaboration avec le Festival, l’ensemble Pygmalion et Raphaël Pichon marchent dans les pas de leurs grands aînés, en proposant, après une version de concert de Zoroastre, en 2016, ce projet Samson, dont l’originalité consiste à ne pas se restreindre aux strictes frontières d’une reconstitution. « Rameau fait partie des compositeurs qui ont changé ma vie », confie le chef français. « C’est par lui que je suis venu à la musique d’opéra, à travers les enregistrements de l’ensemble Les Arts Florissants, quand j’étais adolescent. Rameau est l’un des compositeurs que je voulais comme figure de proue de notre répertoire, et dont nous avons eu la chance de donner quasiment toutes les « tragédies lyriques », soit en scène, soit en concert, depuis 2011 – des années de gestation, avec une pointe de regret, et une petite frustration, sur le fait que Rameau n’ait jamais été en face d’un drame plus pur, plus radical, plus aiguisé, limité par l’artificialité des codes dramatiques du genre, durant le règne de Louis XV, où il fallait donner à entendre et à voir les grands épisodes que le public attendait. »
Voltaire portait, lui aussi, un regard très critique sur la « tragédie en musique », coupable, selon lui, d’un recours excessif à la danse et aux airs de bravoure, destinés à flatter les désirs du public. Célèbre, à l’époque, comme dramaturge et auteur de théâtre, le philosophe cherchait à renouer avec l’idéal d’édification morale, défendu dans les chefs-d’œuvre de Corneille et Racine, rêvant de porter, sur une scène lyrique, un ouvrage capable de défendre une vision idéologique radicale et une pensée critique – quitte, au passage, à soulever une polémique, comme celle que lui valurent, au même moment, ses Lettres philosophiques…
La collaboration que Voltaire engage avec Rameau débute, cependant, sur un malentendu. Sortant de la première d’Hippolyte et Aricie (1733), il déclare : « La musique est d’un nommé Rameau, homme qui a le malheur de savoir plus de musique que Lully. C’est un pédant en musique. Il est exact et ennuyeux. » Quelques mois plus tard, il opère un revirement total, s’adressant au compositeur en des termes dithyrambiques, pour lui proposer un livret sur un sujet biblique de son propre choix, non sans l’accompagner d’une liste de doléances.
Le « cas Samson »
Le projet est ralenti, d’une part du fait des réticences de Rameau à supprimer le Prologue et un certain nombre de « divertissements », mais surtout par la censure, qui intervient à plusieurs reprises, notamment pour qu’on substitue à Samson le personnage mythologique d’Hercule, dont l’expression de la force physique est moins sujette à la controverse théologique. Peine perdue, puisque c’est l’accusation d’avoir mêlé le sacré et le profane qui aboutira à l’interdiction définitive de l’ouvrage, au prétexte que le texte biblique y était présenté sous les traits d’une fable de fiction.
Près de trois siècles plus tard, Raphaël Pichon se penche sur le « cas Samson » en authentique détective, guidé par une intuition née de la découverte, dans une lettre de Voltaire, d’une allusion à l’opéra censuré, ce dernier vantant à son correspondant les mérites du célèbre chœur « Que tout gémisse », qui ouvre l’acte II de Castor et Pollux (1737) : « Quel dommage, quand je pense que c’est avec cette déploration des Israélites que s’ouvrait notre Samson ! » De fil en aiguille, l’enquête progresse et révèle que Rameau a réutilisé des pages de Samson dans plusieurs œuvres postérieures, comme Les Indes galantes (1735), Les Fêtes d’Hébé (1739), ou bien Zoroastre (1749). On citera, par exemple, la mort d’Huascar, dans la première, où le fracas du volcan engloutissant l’usurpateur est la reprise de l’effet sonore de l’effondrement du temple des Philistins, à la fin de Samson.
Quant au texte qui a survécu, et que Voltaire publia à la fin de sa vie, il n’a que peu à voir avec le livret originel, tant l’ermite de Ferney n’a cessé de le modifier, limitant à une portée moins sulfureuse la charge polémique générale. Pour preuve, le message révolutionnaire et prémonitoire, que chantait le chœur concluant le I, dans sa version originelle : « Peuple, éveille-toi/La liberté t’appelle ! »
Convaincu, depuis le début, de l’impossibilité de rétablir la partition dans son intégralité, étant donné la minceur du matériau musical existant, Raphaël Pichon a, très vite, préféré à l’authenticité littérale et strictement archéologique, le principe d’une œuvre dont il s’agirait, plutôt, de restituer l’esprit. Dès lors, le choix a été fait de procéder à un vaste et savant collage d’extraits, issus d’ouvrages présentant des situations dramaturgiques compatibles avec Samson : scènes de séduction amoureuse, débats d’arguments, affrontements armés, louanges, danses ou pastorales, etc. Réécrit à la marge par Raphaël Pichon et Eddy Garaudel, conseiller artistique et éditorial de l’ensemble Pygmalion, ce livret inédit rassemble une suite d’airs célèbres (Castor et Pollux, Dardanus, Les Paladins…) ou beaucoup moins (Les Fêtes de Ramire, Le Temple de la Gloire, Acante et Céphise…), présentés dans un contexte adaptant le sens aux péripéties du drame biblique.
À l’origine de la collaboration engagée avec Claus Guth, il y a cette intuition de Pierre Audi, directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, de réunir ces deux personnalités, en les laissant libres du choix de l’œuvre. « On a évoqué énormément de titres, opéras, tous répertoires confondus, oratorios, aussi, mais nous n’étions jamais vraiment satisfaits, soit musicalement, soit dramatiquement », explique Raphaël Pichon. « Un jour, j’ai demandé à Claus par quel thème ou quel personnage il était hanté, à ce moment-là, en mettant de côté la musique. Il m’a, tout de suite, parlé de Samson. Mon sang n’a fait qu’un tour, et j’ai immédiatement évoqué l’existence de cet opéra disparu de Rameau, sur lequel je travaillais depuis si longtemps. Cela a été comme un coup de foudre mutuel, et nous nous sommes engagés sur-le-champ dans ce projet. Je suis plus que jamais convaincu que si Samson avait été créé, l’ouvrage aurait été un météore dans le XVIIIe siècle français, comme le sera, plus tard, Orphée et Eurydice de Gluck. »
La rugosité du livret de Voltaire
Claus Guth revient, à son tour, sur son intérêt pour Samson, notamment les trois sources littéraires qui ont nourri son travail, en particulier la lecture de l’Ancien Testament, l’archaïsme de ces récits n’ayant, souvent, que peu à voir avec la morale, telle qu’on la définit traditionnellement : « J’avais déjà mis en scène Jephtha et Saul de Haendel, mais le projet que m’a présenté Raphaël m’a fait découvrir l’étonnante variété de la musique de Rameau, et l’envie de la confronter à la rugosité du livret de Voltaire. J’adore Rameau, mais j’ai toujours hésité à monter un de ses opéras, parce que les livrets étaient trop faibles, et les intrigues perdues dans les conventions théâtrales.
En lisant l’histoire de Samson dans le Livre des Juges, j’ai été frappé de constater que les événements de sa vie, avant la rencontre avec Dalila, étaient très détaillés, donnant du personnage une vision fascinante et très moderne. Il s’agit d’un être profondément humain, qui possède un don qui, à la fois, l’isole et le rend populaire auprès de son peuple. Il finit par agir à la manière d’un kamikaze, un meurtrier de masse. C’est au moment où je l’examinais, comme le ferait un criminaliste ou un psychanalyste, que j’ai découvert l’ouvrage de David Grossman, Lion’s Honey : The Myth of Samson. Cet écrivain cherche à savoir pourquoi Samson est présenté, aujourd’hui, comme un héros, alors que c’est un être qui doute de lui, essaie de comprendre sa mission, et finit par devenir l’auteur d’un attentat-suicide. L’autre lecture capitale est Le Testament de Marie, du romancier Colm Toibin. Car la mère de Jésus est confrontée, elle aussi, à l’énigme d’avoir enfanté un fils prédestiné à remplir la mission que Dieu lui a confiée. »
Claus Guth a imaginé, pour ce projet, un scénario basé sur le point de vue de la mère de Samson, interprétée par la comédienne Andréa Ferréol, qui lira des extraits du Testament de Marie, tandis que des fragments du Livre des Juges seront projetés sur l’écran LED, fixé au-dessus des protagonistes (lumière et vidéo : Bertrand Couderc). Il s’agit, pour le metteur en scène, de présenter l’histoire rétrospectivement, en s’appuyant sur l’impressionnant décor unique conçu par Etienne Pluss, qui montre, durant le Prologue, une salle dévastée par l’explosion de la bombe que vient de déclencher Samson. On y verra, par la suite, se dérouler l’action, depuis l’annonce faite à la mère par l’ange envoyé par Dieu, jusqu’aux aventures amoureuses de Samson et sa mort tragique. Mais il est temps pour nous de retourner à Venelles, pour assister à la suite des répétitions…
Au rythme du combat
La scène est divisée en deux parties, l’une dévolue aux Hébreux, l’autre aux Philistins, les costumes d’Ursula Kudrna soulignant, par des teintes claires et sombres, le manichéisme du récit biblique. Les seconds sont dirigés par le roi Achisch – rôle tenu par la basse argentine Nahuel Di Pierro –, ganté de cuir et vêtu d’un pardessus noir, tandis qu’autour de lui, une milice armée se regroupe, face aux Hébreux, réunis de l’autre côté du plateau. Assistant à la mise en scène, Romain Gilbert joue Samson, montrant au baryton américain Jarrett Ott comment il doit se déplacer, en menaçant les agresseurs, puis en retournant vers son peuple, pour lui signifier son statut de protecteur. La chorégraphe Sommer Ulrickson intervient, tout au long de cette première scène, pour régler les mouvements des protagonistes saisis au ralenti.
Placés en vis-à-vis, les deux clavecins de David Belkovski et Ronan Khalil s’ébrouent au rythme puissant et scandé du combat des Titans et des Géants qui ouvre Naïs, une « pastorale héroïque » de 1749 (« Attaquons les cieux/Bravons le tonnerre, Maître de la terre/Détrônons les dieux »). Le chef de chant et l’assistant à la direction musicale donnent à ce chœur introductif, la carrure rythmique du combat opposant, dans Samson, les Philistins aux Hébreux. Les deux ensembles sont traités de façon distincte, les uns en cercle autour de Samson, bras levés comme pour invoquer le Ciel, et les autres en rangs militaires, face à Achisch, qui les passe en revue et désigne du doigt celui qui sera immolé, en sacrifice à Dagon (« Dieu terrible, guide nos coups/Dieu des combats, protège-nous »).
L’après-midi est consacrée au duo entre Samson et Dalila : Jarrett Ott retrouve, à cette occasion, sa compatriote, la soprano Jacquelyn Stucker, déjà sa partenaire dans The Exterminating Angel, en février dernier, à l’Opéra Bastille. Autour d’un lit, dont la nudité contraste avec la blancheur environnante, Dalila se laisse séduire et cherche le bon moment, pour questionner Samson sur l’origine de sa force surhumaine. Les gestes et attitudes sont réglés au millimètre, sous le regard attentif de Claus Guth, qui interrompt le duo à de nombreuses reprises, pour créer l’effet de surprise, auquel Samson répond par un déchirant « Que me demandez-vous ? ». Le réalisateur prend également en compte toutes les propositions que lui font les interprètes, et c’est toute la scène qui apparaît, progressivement, comme une forme émergeant sous le ciseau du sculpteur.
Ainsi, la façon dont le séducteur repousse sa partenaire répond à une variation infinie de nuances, depuis l’effet de sidération jusqu’à la réaction impulsive et violente, qui manque de faire tomber Jacquelyn Stucker à terre. Progressivement, les chanteurs parviennent à ce renversement des rôles, quand l’entreprenant Samson finit, lui-même, chevauché par une Dalila dominatrice et triomphante.
Incarner ce héros ambigu exige de son interprète, Jarrett Ott, une maîtrise technique exceptionnelle, comme il nous l’explique à la pause : « Le registre de ce rôle est incroyablement haut pour un baryton, mais aussi incroyablement bas. Il est écrit pour une basse taille, et non pour un ténor haute-contre, comme il était d’usage pour les personnages masculins héroïques. Il faut donc prendre le temps de laisser la voix s’installer, pour qu’elle épouse la ligne générale de cette histoire tragique. Claus Guth exige de nous un jeu très intense, et il faut parfois alléger au maximum, pour laisser résonner les mots sans aucun vibrato. C’est comme un énorme puzzle que nous composons ensemble, Jacquelyn et moi. »
Les explosions d’un monde intérieur
Les mouvements se figent parfois, l’accompagnement musical laissant place à une vibration électronique, dont la stridence provoque chez Samson une souffrance telle qu’il se bouche les oreilles et pousse un long cri silencieux. Ces effets sont déclenchés depuis l’ordinateur de Mathis Nitschke, le fidèle collaborateur à qui Claus Guth a confié la création d’une enveloppe de sons de synthèse, qui « lissent » littéralement les enchaînements de l’action et font disparaître les inévitables coutures, résultant de l’assemblage des extraits des différents opéras.
Cette suspension du temps crée des effets de loupe, qui isolent et figent des moments de l’action, en apportant une touche visuelle très expressive et cinématographique. « Ce son qui surgit, c’est un peu comme si Samson sentait monter en lui l’appel d’un démon intérieur », précise le metteur en scène. « J’ai voulu montrer comment se révèle une partie cachée de sa personnalité, qui échappe à son contrôle. Les actes qu’il commet n’ont, parfois, rien de rationnel. Ce sont les explosions d’un monde intérieur qui le déchirent. On peut, bien sûr, utiliser le terme de « Dieu » pour expliquer cela, mais je trouve très intéressant, aussi, de l’écarter et laisser le spectateur libre de son interprétation. Qui est réellement Samson ? Une victime ou un terroriste ? La Bible utilise le terme de « nazir », c’est-à-dire un être voué à Dieu, qui doit respecter une liste d’interdictions, comme le fait de ne pas consommer d’alcool, et de ne pas se couper les cheveux.
Il passe sa vie à essayer de comprendre pourquoi il est sur terre, il se conduit un peu comme un autiste. Il n’y a pas une seule ligne, dans l’Ancien Testament, qui montre qu’il s’occupe vraiment de son peuple. C’est un missile de croisière, qu’on téléguide pour un objectif bien précis. Si l’on retire Dieu de ce débat, il apparaît simplement comme quelqu’un qui aspire à l’amour, mais demeure toujours extérieur. L’affection de sa mère, il ne l’obtient pas vraiment, parce qu’elle est trop distante ; le mariage avec Timna se conclut par un échec, et une incompréhension. Reste Dalila, que la tradition identifie trop facilement à une prostituée, mais avec qui, selon moi, il ira le plus loin dans la relation amoureuse, quitte à subir une trahison. »
Impossible, pour nous, de ne pas questionner le metteur en scène sur cette proximité entre la fiction et l’actualité, qui fait de la ville antique de Gaza, le lieu où se déroule le récit du Livre des Juges et les événements tragiques. « C’est, évidemment, un hasard totalement involontaire, impossible à anticiper, lorsque nous avons commencé à travailler sur ce projet. Est-ce un obstacle ? Je ne sais pas. Je me suis posé la même question avec Khovanchtchina, que je viens de monter à Berlin, au Staatsoper Unter den Linden. Cette production était prévue au moment de la crise sanitaire ; il n’y a donc aucun rapport avec la guerre en Ukraine, mais cela n’a pas empêché certains critiques de voir des allusions dans les décors et costumes…
Mon projet n’est pas de donner une leçon ou une lecture politique. Dans Samson, par exemple, nous avons veillé à ne pas tomber dans des clichés relatifs au conflit à Gaza. J’essaie simplement de montrer les structures archaïques qui se répètent dans l’Ancien Testament, sans chercher à relier le récit biblique à une actualité tellement présente au quotidien, dans les journaux comme dans les consciences. Je travaille à inventer à l’opéra de nouvelles formes – et il faut, pour cela, explorer toutes les perspectives d’une œuvre, sans se contenter de l’ »actualiser », avec des chanteurs habillés en costumes modernes dans Mozart, même si cela peut encore poser problème pour certains. Il est impossible, aujourd’hui, de créer quelque chose qui n’offense pas quelqu’un, mais ce n’est pas ma faute. »
DAVID VERDIER