Créé en France, le 8 février 1841, au Théâtre-Italien de Paris, avec une glorieuse distribution, emmenée par Fanny Persiani, l’avant-dernier opéra de Bellini, né à Venise, huit ans plus tôt, entre Norma et I puritani, dans la douleur d’un échec cuisant, n’avait plus été vu, sinon en concert, dans l’Hexagone, depuis lors. L’Opéra National de Paris met fin à cette longue éclipse, le 9 février, avec une nouvelle production, fruit du désir, inattendu, de Peter Sellars, qui en signe la mise en scène. Après sa sensationnelle Turandot, pour ses débuts dans la maison, en novembre dernier, Tamara Wilson relève, aux antipodes de la « princesse de glace » puccinienne, le défi du rôle-titre, face à Quinn Kelsey, en Filippo Maria Visconti, et Pene Pati, en Orombello. Opéra Magazine a suivi les répétitions, à l’Opéra Bastille, de ce spectacle phare de la saison.
Salle Gounod, un mois avant la première. Dans cet espace de répétition, présentant la particularité de reproduire le volume de la cage de scène et de la fosse d’orchestre de l’Opéra Bastille, le décor monumental de Beatrice di Tenda vient d’être monté : une gigantesque structure métallique, figurant les jardins extérieurs d’un palais, avec, au centre, un labyrinthe de faux bosquets en acier. Face au plateau, se dresse l’estrade du chef, qui dirige aussi bien les chanteurs que le chef de chant, au piano, côté jardin. Et un peu partout, une armada d’assistants et de techniciens.
La matinée de ce mercredi 10 janvier est consacrée à la première confrontation de l’héroïne éponyme avec son époux Filippo Maria Visconti, duc de Milan, interprétés par Tamara Wilson et Quinn Kelsey. À peine débarrassé de sa longue doudoune – précaution nécessaire, vu le grand froid qui fait rage à l’extérieur ! –, Peter Sellars, souriant et détendu, prend le temps de donner l’accolade à chacun, avant de se mettre aussitôt à la tâche. Le metteur en scène américain prévient d’emblée : « Le travail va être lent. On avance doucement, car il faut trouver le chemin dans l’œuvre, et c’est compliqué ! » De fait, la scène à préparer, qui occupera les trois heures de ce service, dure à peine une dizaine de minutes.
Premier problème : le passage concerné suit imméditament l’air d’entrée de Beatrice, « Ma la sola, ohimè ! ». Il faut donc reprendre juste avant, pour l’enchaînement. Tamara Wilson chante la conclusion de la cabalette, « Ah ! la pena in lor piombo », afin de régler les sorties et entrées de chacun – elle, côté cour, et Filippo, côté jardin, pour qu’il puisse la regarder s’éloigner, suivi de Rizzardo, qui en profite pour instiller le poison du ressentiment chez son maître. Tester plusieurs solutions nécessite de nombreuses reprises de la coda de l’air. La soprano américaine pointe à l’octave, sauf une fois où, libérant soudain son aigu, elle laisse sa voix d’airain emplir tout le plateau.
La répétion est, de plus, compliquée par l’absence des figurants, qui n’ont pas été convoqués, ce matin. Or, le contrôle dictatorial exercé par Filippo doit être rendu sensible par la présence permanente de six ou sept sbires armés, que Peter Sellars appelle « la bande du KGB ». Un assistant joue donc l’un d’entre eux, en mettant en joue Beatrice de sa mitraillette, quand elle revient lancer, avec mépris, « Tu qui, Filippo ? » à son époux.
Le metteur en scène étonne par sa connaissance intime de chaque note et de chaque parole de la partition, ce qui lui permet de caler le moindre geste sur tel mot, ou telle ritournelle. Tout comme impressionne sa capacité à éclairer les rapports compliqués et ambigus entre Filippo et Beatrice, qui se haïssent, la confrontation tournant tantôt à l’esquive, tantôt au bras de fer, ou, en un clin d’œil, au rappel fugace d’une intimité passée.
Qu’est-ce que la dictature ?
Bien que Bellini ait eu recours à la même prima donna (Giuditta Pasta) et au même librettiste (Felice Romani) que Donizetti, deux ans et demi plus tôt, dans sa triomphale Anna Bolena, pour une histoire similaire de souveraine, faussement accusée d’adultère par son époux, puis décapitée, Beatrice di Tenda fut un fiasco à sa création, le 16 mars 1833, au Teatro La Fenice de Venise.
Interrogé, à la pause, sur son goût pour cette œuvre, Peter Sellars confie : « Cela fait vingt-cinq ans que je rêve de monter Beatrice di Tenda, un opéra méconnu, voire inconnu. On a beaucoup dit que Bellini voulait faire une seconde Anna Bolena. Mais, avec tout le respect que j’ai pour Donizetti, et même si cet ouvrage est indéniablement très réussi, on ne peut pas dire que le compositeur y invente quoi que ce soit de neuf. Au contraire de Bellini, qui livre, ici, son œuvre la plus personnelle, la plus expérimentale, aussi – d’ailleurs sans précédent, ni descendance –, celle où il est allé le plus loin dans l’exploration des formes musicales. Sans être ni Norma (1831), ni I puritani (1835), elle se situe exactement entre les deux, avec le ton de confidence de la première, et la complexité des seconds.
Mais j’y entends beaucoup, aussi, la profondeur de Beethoven – celui des concertos, ou de la musique de chambre –, que Bellini découvrait alors, ou de la simplicité mélodique d’une sonate de Schubert. Car toute cette génération – pour simplifier, celle entre Mozart et le duo Verdi/Wagner – est, dans ces années 1820-1830, dans l’attente d’un changement qui ne vient pas. Beatrice di Tenda parle, ouvertement, de dictature, d’injustice, de torture, mais aussi, de façon visionnaire, de cette aspiration de l’humanité à la liberté.
Pourtant, nous ne sommes pas sur un champ de bataille, comme chez Beethoven. On est habitué à voir les droits humains et la justice défendus avec intensité et exaltation, et cet élan vital jubilatoire, qui porte la dénonciation dans Fidelio. Ici, l’innocence opprimée fait entendre sa voix sur un fil si ténu, qu’il semble prêt, à tout moment, à se briser. Même si on n’imagine pas Bellini comme un révolutionnaire, il délivre son message le plus politique.
Beatrice di Tenda pose ces questions fondamentales : qu’est-ce que la dictature ? Comment fonctionne-t-elle et parvient-elle à s’imposer ? Est-il possible de lui opposer la beauté et la culture ? S’élève alors la mélodie bellinienne, comme l’expression la plus sublimement tendue de l’être humain, pour contrer la force brutale ! »
Une héroïne féministe
Nous demandons, ensuite, aux deux solistes, si la vocalité bellinienne nécessite un entraînement spécifique, au vu de leurs agendas respectifs, l’un et l’autre orientés vers des répertoires plus tardifs.
« Quand on m’a proposé Filippo, commence le baryton américain Quinn Kelsey, la partition m’a paru sans difficulté particulière. Moi qui chante beaucoup Verdi, je vois bien les fondements qu’il a pu trouver chez Bellini, afin de développer son propre langage. Pour interpréter cette musique, j’utilise toujours la même technique et ne pratique aucun exercice spécial, mais j’ai conscience de devoir, en quelque sorte, faire un pas en arrière, par rapport à mon répertoire habituel.
Ici, il faut accorder encore plus d’attention à la beauté du son et au contrôle de la ligne. La difficulté est que, s’agissant d’un personnage violent, on aurait, naturellement, tendance à adopter une émission heurtée et en force. Or, au contraire, comme lui sont, paradoxalement, souvent confiées des mélodies très belles, voire douces, je dois arriver à trouver cette beauté dans la violence. »
Tamara Wilson, qui a fait ses débuts à l’Opéra National de Paris, en Turandot, en novembre dernier, et incarnera, dans la suite de cette saison, tant en Europe qu’aux États-Unis, quelques-uns des rôles les plus lourds du répertoire germanique – Brünnhilde (Die Walküre), Leonore (Fidelio), Isolde (Tristan und Isolde) –, apporte une réponse similaire.
« J’accorde toujours beaucoup d’importance à conserver la flexibilité de mon instrument. Je n’ai jamais oublié les Mozart et Haendel de mes débuts, et je m’échauffe toujours avec un extrait du Dixit Dominus de ce dernier. Surtout les soirs où je dois chanter Turandot ou Isolde ! Il est vrai que mes deux derniers rôles italiens – Turandot, puis Adriana Lecouvreur, en concert, en décembre – sont très différents de Beatrice, sur le plan de la vocalité, et même de la tessiture. Cette dernière évolue, en effet, une tierce plus haut, avec des exigences de legato et de virtuosité, absentes chez les deux autres. Norma, à Barcelone, en 2015, a été, jusqu’à présent, ma seule incursion dans ce répertoire et le rôle m’avait paru long, avec beaucoup de texte. Depuis, avoir abordé Wagner a changé ma perception, tant pour les paroles que pour l’endurance !
Le danger, dans le bel canto, est d’en rester à une certaine beauté formelle. Tout le travail, avec Peter Sellars, est, justement, d’aller contre elle, pour trouver l’humanité et le drame, s’agissant, de surcroît, d’un personnage très fort, dans une société qui ne conçoit pas qu’une femme puisse se donner cette place : une féministe, en quelque sorte !
Beatrice est prise au piège d’une situation, où l’amour que lui porte son peuple opprimé est utilisé contre elle. Car son second époux, Filippo – plus jeune qu’elle d’une vingtaine d’années, dans la réalité historique – veut, à présent qu’il a obtenu d’elle ce qu’il désirait (argent, pouvoir, relations), s’en débarrasser par tous les moyens, en utilisant la « justice ». Il l’accuse donc d’adultère, et essaie de lui extorquer, ainsi qu’à son prétendu amant, Orombello, des aveux sous la torture, pour les condamner, tous les deux, à mort. »
Un opéra de diva
Le rôle de Beatrice a été créé par l’illustre Giuditta Pasta (1797-1865), d’abord éminente rossinienne, avant de devenir la muse de Donizetti, mais aussi de Bellini, dont elle fut, à quelques mois d’intervalle, la première Amina (La sonnambula) et la première Norma. À l’époque moderne, la renaissance de l’ouvrage a eu lieu à Catane, en 1935 (pour le centenaire de la mort du compositeur), avec Giannina Arangi-Lombardi. Mais c’est, surtout, dans le sillage de Joan Sutherland, qui s’empare du rôle, en 1961, et en laisse plusieurs témoignages, en studio comme sur le vif, que l’œuvre reparaît, grâce à quelques divas, comme Leyla Gencer, une inattendue Mirella Freni, June Anderson, Cecilia Gasdia, Edita Gruberova et Mariella Devia. Sans jamais s’imposer au répertoire, pour autant.
Qu’est-ce, dès lors, qui a décidé Alexander Neef à la programmer, à l’Opéra National de Paris ? « C’est, clairement, une proposition de Peter Sellars, un ami depuis plus de vingt ans, répond le maître des lieux. Dès mon arrivée à la tête de cette maison, je lui ai demandé un nouveau spectacle, car il n’y avait pas présenté de création depuis longtemps. J’ai trouvé son idée de Beatrice di Tenda excellente. D’abord, parce que j’ai un faible pour Bellini, dont je regrette que nous n’ayons plus au répertoire que Ia production, déjà ancienne (1995), d’I Capuleti e i Montecchi, et celle d’I puritani (2013). La sonnambula de 2010 était une location, et il faudrait songer à une nouvelle Norma – ce qui suppose d’avoir une interprète pour le rôle-titre, mais j’ai ma petite idée ! Ensuite, parce que Peter a su me convaincre, avec un concept brillant. Me restait à réunir le plateau adéquat…
J’ai voulu, uniquement, des prises de rôles, pour que tout le monde parte dans une même dynamique. Le choix de Tamara Wilson peut surprendre, mais je la connais depuis quinze ans. Elle a chanté pour moi, lorsque j’étais directeur de la Canadian Opera Company, à Toronto, Maria/Amelia (Simon Boccanegra), puis Elettra (Idomeneo), Rosalinde (Die Fledermaus), Desdemona (Otello) – sans oublier sa première Isolde, à Santa Fe. C’est dire l’étendue de son répertoire ! En la distribuant dans Bellini – pour lequel elle possède toutes les qualités requises –, je renoue avec une tradition un peu oubliée, quand une Lilli Lehmann, wagnérienne réputée, chantait aussi Norma… Il faut faire attention, dans une salle comme l’Opéra Bastille, à ne pas sous-distribuer, pour que les voix puissent avoir un certain impact sur le public. Des raisons qui m’ont, également, fait choisir Quinn Kelsey, pour Filippo, et Pene Pati, pour Orombello – la cerise sur le gâteau étant d’avoir, aussi, son frère cadet Amitai, en Anichino !
Enfin, Peter tenait à un chef rompu au répertoire germanique, notamment à Beethoven. Mark Wigglesworth, qui dirige un grand spectre d’ouvrages, est, entre autres, un excellent wagnérien. De plus, Tamara et lui se sont connus sur une production de La forza del destino, et s’apprécient beaucoup : la confiance mutuelle est très importante à l’opéra, en général, et plus encore, peut-être, dans le bel canto, où l’attention aux voix doit être maximale. J’espère que ce spectacle sera, pour le public, une révélation, et d’abord sur la valeur de l’œuvre. »
Le chef britannique fait preuve du même enthousiasme : « Pour que j’accepte de diriger une œuvre absolument nouvelle pour moi, la possibilité d’enfin travailler avec Peter Sellars, que je connais, pourtant, depuis trente ans, a été décisive. Après examen, la partition m’a semblé très singulière, par rapport aux autres opéras de Bellini que j’avais étudiés, avec des recherches étonnantes dans la continuité musicale, et des ensembles aussi complexes que magnifiques, comme le finale du I et le quintette du II. La conduite dramatique est, souvent, désarçonnante, voire parfois illogique, et les relations entre les personnages, tout sauf simples, voire carrément malsaines.
La musique doit traduire cette instabilité, même si l’orchestration peut sembler nue : dans certains passages, de simples arpèges accompagnent une ligne mélodique aussi fragile qu’une cantilène de Chopin. Or, toute la difficulté est, précisément, que cet accompagnement ne sonne jamais mécanique, mais exprime ce désordre. En ce sens, cette musique est bien plus compliquée à diriger que Wozzeck ! » Et nous de nous souvenir que Chopin, justement, demanda qu’on lui chantât l’air final de Beatrice, « Deh ! se un’urna è a me concessa », sur son lit de mort.
Avant le Risorgimento
Le jeudi 11 janvier, Peter Sellars se montre tout aussi à l’aise que la veille, pour gérer, cette fois, les masses chorales. C’est la scène cruciale ouvrant l’acte II, quand les soldats de Filippo, qui ont assisté au procès d’Orombello, l’amant présumé de Beatrice, racontent aux demoiselles de compagnie de cette dernière comment l’accusé, sous la torture, a fini par avouer les crimes qu’on lui imputait.
Le metteur en scène commence par rappeler aux artistes des Chœurs de l’Opéra National de Paris le contexte historique, entourant la création de Beatrice di Tenda : « Deux ans avant, en 1831, les troupes impériales interviennent, partout en Italie, pour briser les mouvements révolutionnaires, avec des répressions sanglantes et des exécutions sommaires, qui permettront aux Autrichiens de s’installer pour trente ans ! Avec Verdi et le Risorgimento, on a une idée de la fin de cette histoire, mais on ne pense pas autant à son début. À travers cette intrigue se déroulant au XVe siècle, Bellini dépeint l’actualité terrible de son pays. »
L’effroi, la révolte et la compassion de chacun prennent forme devant nous, sensibles tant dans les postures physiques, les gestes et déplacements, que dans chaque micro-inflexion du récit. Peter Sellars règle le débit, les nuances, les accents toniques, avec un soin minutieux, en présence de la cheffe des Chœurs, Ching-Lien Wu, et de Mark Wigglesworth, qui valident chaque suggestion. Lutin infatigable, le metteur en scène bondit sans cesse, semblant être partout à la fois, pour mimer la mine de telle demoiselle, ou rectifier la démarche de tel soudard, avec une concentration qui n’empêche pas, parfois, son rire homérique de fuser.
Liberté, égalité, fraternité ?
À la fin du service, nous lui posons la question de la pertinence de ce titre, en 2024, et à Paris. « Il est très important de monter Beatrice di Tenda, à une époque où tout le monde est si triste, si désespéré, dans l’atmosphère d’extrême violence qui nous entoure, y compris – et surtout, peut-être – au sein de nos grandes démocraties, où il me semble particulièrement important de faire entendre cette voix si fragile. Car, après les immenses espoirs mis dans le changement, notamment après la chute du mur de Berlin, il n’y a jamais eu autant de dictatures qu’aujourd’hui dans le monde ! Et partout, on construit toujours plus de murs, plus de prisons…
Je suis très fier du décor conçu par George Tsypin : une sorte de grand palais, de style très « trumpien », ou « poutinien », complètement en acier, avec des ouvertures permettant aux murs de parler, et même d’entendre. Il prend tout son sens ici, à Paris, au centre de l’Europe, dans un pays où la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » est écrite sur chaque bâtiment. Et dans ce théâtre tout de marbre et d’acier, sur cette place même, comme une nouvelle forteresse de la Bastille !
Beatrice di Tenda mérite pleinement une seconde chance, avec un chef ne reproduisant pas servilement les codes traditionnels du bel canto, et une distribution donnant chair et sang à chaque personnage, pour faire sentir tout le drame. Car je perçois, chez Bellini, cette musique de l’intime, ce chant de l’âme, que savait si bien faire entendre Maria Callas. Nous tenons, en Tamara Wilson, une immense Beatrice, avec les moyens nécessaires, bien sûr, mais aussi la sensibilité et l’émotion, et également cette humilité, qui est une forme d’éthique. Tamara me rappelle, bien que leurs voix n’aient rien en commun, l’humanité et l’intransigeance de Lorraine Hunt Lieberson, une artiste avec laquelle j’ai eu la chance de beaucoup travailler, et qui me manque terriblement, tous les jours… »
Peter Sellars semble vraiment ému à cette évocation de la mezzo-soprano américaine, disparue en 2006, à l’âge de 52 ans. Alors qu’il est temps pour nous de prendre congé, la mélancolie dissipe, soudain, la folle énergie des heures précédentes.
THIERRY GUYENNE