Evénement Aix prépare Wozzeck
Evénement

Aix prépare Wozzeck

03/07/2023
Simon McBurney et Christian Gerhaher. © Christophe Raynaud de Lage

Le 7 juillet, au Grand Théâtre de Provence, aura enfin lieu la création de Wozzeck au Festival d’Aix, après deux rendez-vous manqués. Voici vingt ans, la grève des intermittents avait mis un coup d’arrêt à la manifestation, avant que ne soit dévoilée la mise en scène de Stéphane Braunschweig, tandis que la pandémie avait provoqué, en 2020, le report de la production confiée à Simon McBurney. Celle-ci voit le jour, en cette édition du 75e anniversaire, avec, dans la fosse, le London Symphony Orchestra, dirigé par Simon Rattle, et sur le plateau, Christian Gerhaher, interprète chevronné du rôle-titre. Opéra Magazine a eu accès à une répétition de ce spectacle événement.

Bâtiment emblématique de la campagne de travaux qui a profondément modifié la proximité directe du centre-ville historique d’Aix, le Grand Théâtre de Provence ponctue l’axe dessiné par le cours Mirabeau et le nouveau quartier des Allées Provençales. Pour l’heure, les 1 382 fauteuils rouge acajou de la salle circulaire, conçue par l’architecte Vittorio Gregotti, attendent encore les spectateurs. Seuls des techniciens occupent les rangées centrales, installés derrière des écrans d’ordinateurs, d’où ils peuvent contrôler l’ensemble du plateau, qui accueille les acteurs de cette répétition scène-piano de Wozzeck. L’ambiance est très détendue, chanteurs et figurants arpentant les planches en bermudas et tee-shirts, à l’exception notable du baryton allemand Christian Gerhaher, qui s’apprête à incarner le rôle-titre, en tenue de ville et chemise à manches longues.

Le chef-d’œuvre d’Alban Berg fera donc, cet été, ses grands débuts au Festival d’Aix-en-Provence, dans une mise en scène signée Simon McBurney, vingt ans tout juste après l’annulation de la production que Stéphane Braunschweig aurait dû créer au Théâtre de l’Archevêché, supprimée au dernier moment par la grève des intermittents du spectacle. Le metteur en scène et comédien britannique retrouve Aix pour la troisième fois, après Die Zauberflöte (2014), qu’il vient de remonter au Metropolitan Opera de New York, et The Rake’s Progress (2017). La présence de Simon McBurney au Festival doit beaucoup à la relation qu’il entretient avec Pierre Audi : l’actuel directeur général avait, en effet, œuvré pour le convaincre de mettre en scène des ouvrages lyriques, à l’époque où il était à la tête du DNO d’Amsterdam.


Simon Rattle et Simon McBurney. © Jean-Louis Fernandez 

Cette nouvelle production, à l’origine prévue en 2020, sera créée, le 7 juillet, sous la baguette de Simon Rattle. Ce 12 juin, le chef britannique est absent – actuellement à Londres, où il vient de diriger, à Trafalgar Square, un grand concert en plein air, avec le London Symphony Orchestra, il répète, cette semaine, au Barbican, une création de Betsy Jolas et la Turangalîla-Symphonie d’Olivier Messiaen. Après ce programme exigeant et emblématique, le LSO s’envolera pour prendre ses quartiers d’été au Festival d’Aix-en-Provence, et c’est avec Wozzeck que prendra fin officiellement le mandat de son directeur musical, qui occupera, dès la saison prochaine, les mêmes fonctions à la tête du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, à Munich.

Un curieux manège

Au Grand Théâtre de Provence, c’est Levi Hammer, son jeune assistant, qui dirige cette répétition, assis sur le podium placé au centre du plancher amovible, recouvrant la fosse d’orchestre. À sa gauche, Markus Appelt assure la partie de piano, chantant parfois en voix de tête, pour pallier l’absence de tel ou tel chanteur, ou bien pour indiquer les départs. David Zobel, l’autre pianiste et chef de chant, nous confie : « C’est un moment très excitant ! On a répété un bon moment dans une salle loin du plateau, et là, on travaille enfin sur la scène. On va pouvoir prendre nos marques . » 

Simon McBurney est installé, avec toute son équipe, sur une rangée de tables, situées à droite de la scène. Face à eux, le décor de Miriam Buether élève ses hauts pans de murs noirs jusqu’aux cintres, entourant un plateau où se déroule l’action. Les trois panneaux sombres sont parcourus de cellules rectangulaires qu’on peut faire basculer, en fonction des tableaux, afin de créer, ici une ouverture, là une fenêtre, ou une porte. Cette mobilité de configuration est au cœur de la dramaturgie imaginée par le fidèle assistant du metteur en scène, qui n’est autre que son propre frère, le compositeur Gerard McBurney. Les deux hommes discutent, afin de savoir comment disposer les chanteurs et les figurants sur le plateau central.

Monté sur une tournette, celui-ci se présente sous la forme d’une structure rotative de trois anneaux concentriques, qui se confondent avec le noir des murs et du fond de scène. Chaque anneau peut tourner dans un sens et à une vitesse différents, ce qui suppose un réglage extrêmement minutieux de la façon dont les personnages entrent ou quittent ce curieux manège.

Chœur antique

Le ténor belge Thomas Blondelle, dans le rôle du Tambour-Major, précède la petite troupe de figurants, qui défile sous les fenêtres de Marie, l’épouse de Wozzeck, interprétée par la soprano suédoise Malin Byström. Ils piétinent sur place, exagérant l’amplitude des pas, avec un rictus figé et mécanique. Parfois, ils s’arrêtent un long moment, observant Simon McBurney, qui réfléchit, tête baissée, et sort de ses pensées en indiquant, à voix haute : « Anneau 1 – antihoraire – vitesse max. »


Malin Byström (Marie) et Simon McBurney. © Jean-Louis Fernandez

Dans un silence impressionnant, la tournette se met en route, emportant les acteurs vers la droite. À cet instant précis, le metteur en scène intervient pour leur demander de varier la cadence, de manière à moduler l’effet produit par la vitesse de rotation. Les obligeant à accélérer jusqu’au pas de course, il les contraint à résister à la force centrifuge de ce grand manège, afin de créer un effet d’emballement. Aussitôt après, au contraire, il leur demande de marcher à la même vitesse que la tournette, ce qui donne l’illusion d’un arrêt sur image.

Voici, à présent, la première scène de la taverne, à l’acte II. C’est le moment où Wozzeck, fou de jalousie, découvre Marie dansant avec le Tambour-Major. Un panneau se soulève sur la gauche, découpant une ouverture qui fait office de comptoir de bar, sur lequel est posée une rangée de bouteilles. Dans une autre partie du plateau, des figurants, assemblant des tréteaux, des planches et des chaises, construisent, en quelques secondes, l’ensemble du décor qui accueille cette scène.

« Je tiens beaucoup à la façon dont le théâtre naît sans rien dissimuler au spectateur de ces manipulations faites à vue, par une équipe de figurants, dans une atmosphère de légèreté et d’improvisation », nous dit Simon McBurney. Ce ballet muet et incessant d’acteurs/danseurs agit comme un chœur antique, commentant l’action par une nuée de gestes et d’expressions. Ils papillonnent au bord du plateau, enchaînant assouplissements et esquisses de pas de danse. « Cette solution me permet, aussi, d’occuper l’espace pendant les interludes musicaux, poursuit McBurney. Berg les a composés comme de véritables scènes muettes qui rappellent musicalement la précédente, ou anticipent la suivante. »

En parallèle à cette agitation, Simon McBurney a voulu que Wozzeck soit présent sur le plateau, d’un bout à l’autre de la soirée, comme pour souligner le fait que toute l’action est perçue à travers son regard halluciné et sa conscience vacillante : « Ce personnage est toujours présent, que ce soit physiquement, ou bien par sa psyché, dans les scènes où il ne joue pas. Le spectateur est témoin d’un récit construit comme le souvenir ou l’imagination de Wozzeck. Il est le protagoniste d’un drame qui le place en victime et bouc émissaire de tout un système social. Sa folie atteint son paroxysme dans une crise de jalousie qui l’amène à tuer sa femme, et à se suicider. » La mise en scène exprime les contradictions de cette tragédie de l’intime, composée à une époque où coexistent l’invention de la psychanalyse et les premiers dégâts de l’ère industrielle, juste avant le basculement de la société dans la Grande Guerre.

Trouble de l’expression

Lui-même diplômé en médecine, Christian Gerhaher n’hésite pas à diagnostiquer l’origine du désordre mental du personnage : « Pour moi, la tragédie de Wozzeck vient du fait qu’il souffre d’une hypersensibilité maladive. C’est quelqu’un qui possède des dons d’intelligence extraordinaires, mais il est tout simplement incapable de les utiliser correctement, parce qu’il n’a pas reçu une éducation appropriée. Il faut être attentif à la façon dont Berg montre comment Wozzeck est toujours à la recherche de mots, pour exprimer ce qu’il pense et ce qu’il ressent. Le compositeur a imaginé une soixantaine d’indications différentes, pour que l’interprète donne, le plus précisément possible, dans son chant, un équivalent de ce trouble de l’expression. C’est absolument incroyable ! »


Malin Byström et Christian Gerhaher. © Christophe Raynaud de Lage

Le baryton allemand souligne certains détails qu’on pourrait croire anodins, mais qui se révèlent, en réalité, très éloquents : « Le Docteur est obnubilé par l’expérience qu’il mène sur Wozzeck. Il y a d’abord un objectif économique, qui consiste à réduire le coût de l’alimentation pour l’intendance militaire, en remplaçant la viande par les féculents, comme les haricots et les pois. Mais tout le monde sait, aujourd’hui, que ce régime spécial provoque exactement les mêmes effets secondaires que Büchner avait notés, très précisément, dans sa pièce. Johann Christian Woyzeck est un personnage réel, qui a vécu à Leipzig, au début du XIXe siècle. Atteint de schizophrénie, il souffrait de visions et d’hallucinations auditives. Il a été exécuté en place publique, malgré les deux procès successifs qui avaient réussi à démontrer qu’il était malade, et incapable de discernement. En dépit de ces preuves, il a été éliminé. La leçon de cet opéra, c’est aussi le regard d’une société sur un individu qu’elle jugeait non conforme. »

La première partie de la répétition vient de se terminer. Elle a été consacrée, surtout, à des ébauches de situations, dans lesquelles Simon McBurney prend un temps infini à réfléchir à la position d’un interprète, par rapport à des éléments aussi anodins qu’une chaise ou un cadre de porte, qu’on pose au centre de la tournette. D’autres détails s’ajoutent, comme la manière dont Andres, l’ami de Wozzeck, doit se dresser soudain sur une table, en entonnant une chanson de chasseur. Le ténor britannique Robert Lewis s’exécute au débotté, avec une justesse et une projection impressionnantes qui lui valent un « D’où sort ce garçon ? », chuchoté par Christian Gerhaher à l’oreille de Julien Benhamou, le directeur de l’administration artistique du Festival d’Aix-en-Provence, qui a découvert ce jeune chanteur au Lyon Opéra Studio.

Du théâtre chanté

Christian Gerhaher était, il y a tout juste une semaine, au Covent Garden de Londres, pour la dernière représentation du Wozzeck mis en scène par Deborah Warner (voir nos pages « Comptes rendus » dans ce numéro). Après avoir également incarné le rôle dans les productions d’Andreas Homoki, à l’Opernhaus de Zurich (en 2015 et 2020), Andreas Kriegenburg, au Bayerische Staatsoper de Munich (en 2019), et Simon Stone, au Staatsoper de Vienne (en 2022), le Festival d’Aix lui donne l’occasion de travailler, pour la première fois, avec Simon McBurney.

« J’ai découvert son travail par hasard, un soir où j’ai allumé la télévision dans ma chambre d’hôtel. On diffusait la retransmission de sa production de Die Zauberflöte, au DNO d’Amsterdam. J’ai tellement chanté Papageno que j’en faisais presque une overdose, sans compter que mes enfants étaient fous de cette musique et l’écoutaient en boucle ! Et là, j’ai regardé… et j’ai trouvé cela incroyable. Je n’ai pas pu éteindre avant la fin, tellement ce spectacle était fascinant et convaincant. »

Ce nouveau Wozzeck lui permet de découvrir des méthodes de travail, issues en droite ligne de l’univers théâtral d’un artiste qui ne se définit pas, selon ses propres mots, comme « un vrai metteur en scène, mais avant tout comme un acteur qui partage sa vision ». Sur le plateau, on a l’impression qu’il opère comme on assemblerait les pièces d’un vaste puzzle. Toute la difficulté vient du fait que Wozzeck ne comporte pas d’entracte : l’œuvre se déroule durant une heure et demie environ, en enchaînant une série de quinze tableaux, répartis sur trois actes.


Christian Gerhaher (Wozzeck). © Christophe Raynaud de Lage

Une telle partition exige du metteur en scène qu’il imagine des solutions capables de faire fonctionner tous les détails ensemble. « C’est un esprit très ouvert, et très brillant, ajoute Christian Gerhaher. J’adore sa façon de lancer des idées comme des balles, dont il observerait le rebond. Il travaille la ­cohérence des scènes en elles-mêmes, mais surtout les transitions de l’une à l’autre. »

Voulant montrer, par exemple, que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse, et que l’enchaînement des scènes imite la structure circulaire qu’il a imaginée sur le plateau, Simon McBurney saisit le drame par sa fin, en révélant, dès le lever de rideau, le moment où Wozzeck se noie, en tentant de récupérer le couteau, avec lequel il a assassiné Marie. « J’ai souhaité faire en sorte que le spectateur puisse avoir accès, parfois à une simultanéité, parfois à des images rétrospectives ou, au contraire, qui anticipent l’action », dit-il. Joignant l’image à la parole, on assiste à la mise en place de la scène de l’acte II, où le Docteur ausculte le Capitaine, en lui prédisant une mort prochaine. C’est l’instant précis où McBurney choisit de superposer, par anticipation, l’image d’un cortège funèbre transportant le corps de Marie, allongée et portée à bout de bras par des acteurs traversant le plateau, tête baissée.

De Neandertal à Wozzeck

« Je ne fais pas de différence entre l’opéra, le théâtre et la poésie, nous avoue Simon McBurney. Il y a de la musique dans nos gestes, nos mots, et même notre respiration. C’est exactement ce qu’avait fait Beckett, en éliminant radicalement tous les éléments pour ne garder que le souffle de l’acteur, dans sa pièce intitulée Breath. » Et il faut voir le metteur en scène ­britannique repérer, en un coup d’œil, la façon dont la basse Brindley Sherratt et le ténor Peter Hoare, qui jouent respectivement le Docteur et le Capitaine, se déplacent naturellement sur le plateau. En quelques mots, il fait de leur dialogue un véritable affrontement, où domine un humour clownesque et grinçant. Le jeu d’acteur est porté par sa dimension physique, presque animale.

« Pour moi, l’opéra naît de la nécessité qu’on a, à un moment donné, de chanter et de faire sortir ce qui dort profondément à l’intérieur de notre corps. Mon père était archéologue, et spécialiste de la Préhistoire. Il a passé sa vie à étudier la possibilité d’un langage chez l’homme de Neandertal. On sait que les muscles de son pharynx étaient formés différemment de ceux d’Homo sapiens. D’après mon père, le langage de Neandertal devait être plus proche du chant que de la parole. J’aime beaucoup cette image d’un chant provenant d’une région plus profonde que la parole intelligible ! Wozzeck est comme un enfant, qui passe du monde non verbal à celui de la parole. Mais, en même temps qu’il met des mots sur les choses, le langage l’éloigne de ce qu’il est profondément. »

Casquette vissée sur la tête, Simon McBurney arpente tout l’espace de la loge dans laquelle il nous reçoit, mimant les sons gutturaux de Neandertal, chantonnant la phrase de Wozzeck, au moment du meurtre de Marie… Dehors, les éclairs zèbrent le ciel noir, au-dessus des platanes. Cet orage qui menace d’éclater contraste, à présent, avec le ton très calme et le français parfait dans lequel il conclut, après un dernier silence : « Bien sûr, j’adorerais jouer le Woyzeck de Büchner. Et je mets en scène comme un acteur. La musique est mon architecture intérieure, c’est ma façon de regarder le monde. »

DAVID VERDIER

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