Longtemps, Philippe Jaroussky a rêvé de L’Orfeo d’Antonio Sartorio, comme chanteur, avant d’imaginer le diriger. Du 7 au 10 juin, à l’Opéra Comédie, son projet devient réalité, dans une mise en scène de Benjamin Lazar, et avec des interprètes chevronnés du « dramma per musica » vénitien du XVIIe siècle, parmi lesquels Arianna Vendittelli, Kangmin Justin Kim et Zachary Wilder. Opéra Magazine a jeté un regard dans les coulisses de la création française de cette version, aussi surprenante que foisonnante, du mythe fondateur du théâtre lyrique.
C’est à l’extrémité d’un couloir aussi interminable que peu engageant, dans les entrailles du Corum, que se déroulent, depuis le 27 avril, et jusqu’au passage sur le plateau de l’Opéra Comédie, le 17 mai, les répétitions scéniques de L’Orfeo d’Antonio Sartorio (1630-1680). Et elles vont bon train, puisqu’une petite semaine a permis de défricher l’ensemble du premier acte, qui a déjà fait l’objet d’un filage. Sur le sol d’une vaste salle au plancher noir, des rubans adhésifs de différentes couleurs délimitent l’emplacement de la scénographie qu’Adeline Caron a imaginée pour ce « dramma per musica » vénitien, créé en 1672 – et dès lors emblématique de la période charnière, et encore méconnue, entre l’âge d’or du genre, incarné par les succès de Francesco Cavalli, et la première réforme qui, à la fin du Seicento, conduisit à la moralisation du théâtre lyrique, et à l’élaboration de la forme poétique et musicale aujourd’hui connue sous le nom d’« opera seria ».
Rien ne semble encore l’annoncer chez Sartorio et son librettiste Aurelio Aureli, qui prennent, avec le mythe fondateur de l’opéra, des libertés telles qu’il en devient, de prime abord, méconnaissable, notamment avec l’ajout de personnages plus ou moins improbables. La scène 15 du deuxième acte met ainsi en présence les jeunes Ercole et Achille, et Autonoe, jusqu’alors déguisée en bohémienne, qui leur apparaît pour la première fois sous ses habits princiers – elle est, en effet, la fille du roi Cadmo, mais surtout l’amante d’Aristeo, le frère d’Orfeo, qui l’a délaissée pour poursuivre de ses soudaines assiduités la femme que celui-ci vient d’épouser, Euridice.
Superposition des temps
Sous l’œil et l’oreille aux aguets de Philippe Jaroussky, qui dirige – après le coup d’essai, et coup de maître, de Giulio Cesare de Haendel, au Théâtre des Champs-Élysées, puis à Montpellier, au printemps dernier – sa deuxième production d’opéra, toujours à la tête de son ensemble Artaserse, Benjamin Lazar, qu’il a souhaité retrouver, quinze ans après leur première, et unique collaboration, sur Il Sant’Alessio de Stefano Landi, commence par démêler ce contexte passablement emberlificoté. Puis il entre, avec les chanteurs – la soprano indo-américaine Maya Kherani, et le ténor britannique David Webb, géant bodybuildé, flanqué du contre-ténor français Paul Figuier, qu’il domine quasiment d’une tête –, dans le vif du sujet. Partition à la main, le metteur en scène montre les mouvements, rectifie une posture, précise les intentions, jonglant entre l’anglais et le français, quand il ne déclame pas le texte en italien. Surprise, pour qui l’a connu grâce à ses productions éclairées à la bougie d’Il Sant’Alessio (2007), de Cadmus et Hermione de Lully (2008), ou encore de L’Egisto de Cavalli (2012) – même s’il a abordé d’autres répertoires entre-temps, jusqu’à Wagner, en avril dernier, avec Der fliegende Holländer, à Cologne –, cet apôtre de la gestuelle baroque semble s’en être détaché.
« Elle n’est pas derrière moi, rectifie-t-il. Elle est en moi, complètement. Mais je travaille maintenant dans la superposition des temps. On a la possibilité, avec cette musique, que le mouvement se fasse l’écho rhétorique du chant, et qu’une harmonie se crée entre les deux. La rencontre entre des corps qui s’empoignent, avec cette violence des rapports et des sentiments que le livret décrit d’une manière extrêmement crue et directe, sans rien de conventionnel, correspond bien à la dimension très physique d’un traitement naturaliste. En même temps, une grâce s’insère, permettant quelque chose de beaucoup plus suspendu, où la gestuelle devient l’émanation de la pensée intérieure, qui se matérialise au-dehors. Nous sommes au début de l’élaboration de ce mélange : je laisse faire les chanteurs, et je leur indique de temps en temps un geste, et puis un autre. D’ailleurs, les bons compositeurs sont les premiers metteurs en scène de leurs œuvres. C’est incroyable de constater comme c’est bien pensé, pas seulement pour la musique, mais pour ce que cela crée dans les corps, d’élans, de retombées : il y a vraiment des gestes écrits. On peut les interpréter comme on veut, dans plusieurs styles de jeu, mais les impulsions sont là. Contrairement à ce qui se passera ensuite, chez Haendel, par exemple, les airs ne sont pas de grandes suspensions introspectives, ils font encore pleinement avancer l’action. Il est donc assez facile de les traiter théâtralement. Et quand on sent qu’un personnage commence à tourner autour de son sentiment, qu’il le creuse, le dispositif circulaire que nous avons conçu, avec Adeline Caron, l’accueille, comme au centre de son théâtre intérieur, qui est aussi un théâtre de mémoire. » Ce décor unique traduit, pour Benjamin Lazar, « une implacabilité envers les personnages, en l’occurrence féminins, qui se retrouvent souvent au centre des regards, des invectives et des agressions, adulés, puis dépréciés. Ce retournement psychologique, qui se produit dans des phénomènes amoureux pervertis, est mis en valeur par cette structure inspirée des théâtres anatomiques. Nous sommes moins, du point de vue scénographique, dans la recherche de la variété, que de la variation ».
Mélange des genres
Les costumes d’Alain Blanchot, qui collabore avec le metteur en scène depuis vingt ans, reflètent la même intention. Ils sont arrivés de Rome, où ils ont été confectionnés par la maison D’Inzillo Sweet Mode – qui, du Cirque du Soleil à la comédie musicale Peau d’âne, au Théâtre Marigny, en passant par des dizaines d’opéras et de ballets, compte parmi les incontournables de l’artisanat du spectacle vivant –, dans des valises transportées par Paola D’Inzillo en personne, accompagnée de son assistante Giovanna Cappello. Deux jours durant, les chanteurs vont se succéder dans la cabine d’essayage de l’atelier de couture de l’Opéra Comédie, avant que nos deux Italiennes ne repartent avec leur précieux chargement, afin d’apporter toutes les retouches et ajustements nécessaires, d’ici à la générale continuo du 31 mai.
Zachary Wilder a revêtu la plus chamarrée des toilettes d’Erinda, la vieille, mais très entreprenante nourrice, qui n’hésite pas à délier les cordons de sa bourse pour s’attirer les faveurs d’un jeune amant. Métamorphosé à demi – sa barbe disparaîtra en temps voulu, et une perruque recouvrira son crâne rasé –, il franchit une étape dans l’appropriation de son personnage, en prenant la mesure du volume de son opulent manteau grenat, pourpre, argent et or. Paola D’Inzillo et son assistante s’affairent, sous le regard de Fatma Zemouli, la cheffe costumière de l’Opéra Orchestre National Montpellier, et surtout d’Alain Blanchot, qui scrute sa création, passée du croquis à la réalité, sous toutes les coutures. Sans se faire prier, mieux, avec un plaisir manifeste, le ténor américain prend la pose – immobile, en mouvement –, enfile à grand-peine une paire de gants d’un vert pétant, entre, en somme, dans la peau de cette femme exubérante, dont la généreuse poitrine s’orne de pampilles.
Dans un opéra où le mélange des genres n’échappe pas au double-sens, faut-il prendre en compte le sexe des interprètes pour créer un vestiaire féminin destiné à un homme, et une garde-robe masculine qui sera portée par une femme ? « La plupart du temps, je n’y fais pas trop attention, répond Alain Blanchot. Je me dis qu’il ne faut pas trop marquer les choses, parce qu’une chanteuse magnifique de 25 ans qui joue un rôle d’homme avec une fausse barbe, je trouve cela vraiment épouvantable ! Il faut jouer avec le physique de chacun, pour le tirer dans un sens ou dans l’autre. Mettre des chaussures plus grosses, pour ancrer davantage la démarche, par exemple. Pour le rôle d’Erinda, c’est différent, car nous voulions vraiment accentuer cet aspect. C’est pourquoi il a ces seins énormes. Mais on voit que c’est du faux. »
C’est, à présent, au tour du baryton italien Renato Dolcini d’essayer le grand manteau de velours vert profond, brodé d’or, que porte d’abord Esculapio, avant de se retrouver en simple débardeur. « Le décor est très sobre, explique Alain Blanchot. Benjamin voulait donc que la luxuriance baroque vienne des costumes. On démarre à un niveau presque écœurant, comme un gâteau trop chargé, et progressivement, on retire tout le superflu pour parvenir à l’âme des personnages, et à leurs vrais sentiments. »
L’envers d’Orfeo
Retour, en début d’après-midi, au fin fond du Corum, pour la scène pivot, et tant attendue, de l’annonce de la mort d’Euridice – qui, chez Sartorio, n’arrive pas avant le début du troisième et dernier acte ! La veille, nous avions découvert le dialogue au cours duquel le berger Orillo se voit remettre par Orfeo son épée, qu’il destine à « absorber tout le sang que [sa] misérable [épouse] a dans les veines ». C’est que, en tête des singularités du livret d’Aurelio Aureli, l’infidélité supposée de cette dernière a attisé, chez ce parangon du deuil lyrique, une jalousie aussi féroce qu’insensée. Arianna Vendittelli relève le défi, dès lors double, d’incarner pour la première fois la figure mythique d’Orfeo, tout en révélant l’envers, rien moins que sympathique, voire carrément détestable, de sa personnalité. « La première fois que j’ai lu le livret, j’ai été un peu choquée, confirme la soprano italienne. Il existe d’autres versions où Aristeo, le frère d’Orfeo, est amoureux d’Euridice, mais cette incroyable jalousie et cette violence sont vraiment nouvelles. Au moment où, dans son dialogue avec Orillo, Orfeo comprend que sa femme est morte, un changement se produit en lui, en une seule mesure ! »
Ce revirement, entre l’impatience que manifeste le rôle-titre envers le jeune berger, et son soudain désespoir lorsqu’il apprend qu’Euridice a bien succombé, mais pas de sa main, compte parmi les moments qui, pour Philippe Jaroussky, ont capté l’attention de Benjamin Lazar. « À première vue, il a trouvé le livret assez fourre-tout, remarque le contre-ténor devenu chef. Et puis, il a vu le côté un peu sombre, qui lui a plu. Il y a notamment cette scène très violente, entre Aristeo et Euridice, avant qu’elle ne se fasse mordre par le serpent, et qui suggère un viol, avec la symbolique du venin. C’est très intelligemment fait, et on se rend compte constamment de la clarté des intentions du compositeur. » Et Benjamin Lazar de prolonger la réflexion, en des termes certes plus livresques : « J’accepte une œuvre quand je sens qu’elle a une densité de mystère, qui ne peut se révéler que sur la scène. »
Une dinguerie
Depuis sa découverte de la partition, grâce à l’enregistrement dirigé par Stephen Stubbs et capté sur le vif, à Utrecht, en 1998 (Challenge Classics), Philippe Jaroussky en a gravé des extraits, prêtant sa voix au demi-dieu, dans son récital La storia di Orfeo, chez Erato (voir O. M. n° 126 p. 82 de mars 2017). Et c’est tout naturellement qu’il a proposé, dans le cadre de sa résidence à l’Opéra Orchestre National Montpellier, d’y présenter la création française de ce titre. « C’est un peu une dinguerie », s’exclame Valérie Chevalier, la directrice générale de l’institution, à laquelle s’est greffée la compagnie Arcal, qui reprendra le spectacle en tournée, la saison prochaine, avec une distribution de jeunes chanteurs. « Dans le contexte actuel, où nos problèmes économiques vont devenir un frein pour monter ces productions, qui n’utilisent pas les forces musicales de la maison, je l’ai presque vu comme l’opéra baroque de la dernière chance. Il fallait donc un projet de cette envergure. C’est la raison d’être d’une résidence que de donner les moyens à un artiste de développer des choses complètement inédites, qu’on ne verrait pas ailleurs, et dans lesquelles il va exceller. Philippe a du charisme, de la générosité, et surtout plein d’idées musicales. Il est d’une simplicité incroyable, au point de donner l’impression d’être là en dilettante : toujours très souriant, mais en même temps extrêmement précis. »
Tel nous l’a décrit Valérie Chevalier, tel on le retrouve, décontracté, d’un enthousiasme communicatif, plein d’autodérision sur sa nouvelle position, qui lui permet de prolonger la conversation, avant de regagner son pupitre : « Je suis chef, maintenant ! » Et intarissable. Sur sa passion pour le Seicento ; les différentes sources manuscrites et le livret imprimé, à partir desquels Yannis François, musicologue, danseur et baryton-basse – il tiendra, juché sur d’étonnants sabots, le rôle du centaure Chirone –, a concocté une édition de la partition ; le choix des chanteurs, pour lequel il a eu quasiment carte blanche, et sa volonté de donner à chacun au moins une occasion de briller. Et puis, enfin, l’extraordinaire plasticité offerte par ce répertoire, pour se couler dans les exigences de la scène, sans travestir l’œuvre. Quelques coupures par-ci, une ritournelle ajoutée par-là, et même un air emprunté à un autre opéra de Sartorio, pour étoffer le rôle d’Ercole : « On bidouille, s’amuse-t-il. Et c’est comme si le compositeur avait tout prévu pour ! »
Mehdi Mahdavi