À partir du huitième et dernier livre des Madrigaux de Claudio Monteverdi, qu’il mâtine de sons électro expérimentaux, le flamand Benjamin Abel Meirhaeghe, artiste associé au Toneelhuis d’Anvers, signe Madrigals, sa toute première création présentée en France. Une œuvre d’art totale singulièrement sensorielle, où la danse se mêle au chant, et où le corps se met à nu.
Comme une machine à remonter le temps, Madrigals se plaît à transporter ses spectateurs dans un ailleurs insolite, qui s’apparente aux confins de l’humanité. Depuis le début de sa courte carrière, Benjamin Abel Meirhaeghe aime plonger dans le passé, s’approprier les moyens théâtraux les plus ancestraux, pour les revisiter dans un geste scénique ultra-contemporain. « Pour un spectacle de grande envergure que je montais à l’occasion de ma sortie d’école, j’ai pu récupérer d’anciens rideaux de scènes et des toiles peintes provenant des ateliers de décors de la Monnaie de Bruxelles et de l’Opéra de Gand. J’ai aussitôt aimé les exposer au public, les faire apparaître et disparaître successivement, et jouer avec leur facture classique un peu “old style”. À la manière d’un archéologue qui excave des pièces anciennes, j’utilise le théâtre comme une grosse turbine dans laquelle se mélangent les temporalités, les disciplines artistiques, les références culturelles, les symboles », explique-t-il.
Le jeune artiste, qui est à la fois chanteur, performeur et metteur en scène, enchaîne, au cours de sa récente et fulgurante ascension, la création de spectacles hybrides (opéra électro-pop, cabaret queer, pièce futuriste…), qui se distinguent délibérément par leur caractère hétéroclite et leur anti-académisme. Avec une inventivité débridée, il n’hésite pas à conférer une dimension excentrique, iconoclaste, à ce qu’il crée. « Les Madrigaux de Monteverdi ont été créés à Venise, pendant le carnaval, dans un contexte permettant donc de s’extraire des normes et des conventions, de promouvoir une ouverture, une transgression, grâce à la fête et au masque, qui gomment les inégalités sociales et les systèmes de hiérarchies politiques », fait remarquer Benjamin Abel Meirhaeghe.
Partager le moment présent
Le costume n’occupe pas littéralement une place prédominante dans Madrigals, puisque les interprètes de la pièce en sont dépourvus. C’est, en effet, intégralement nus qu’ils s’affichent et se meuvent en scène, se rencontrent, s’apprivoisent, parfois s’étreignent, à l’occasion de jeux badins, de danses élémentaires, ou encore d’un rituel bondage ou d’une rave frénétique. Cette exposition physique qui renvoie l’homme à son origine, à son état de nature, ne se présente pas du tout comme une provocation : « Je ne veux surtout pas choquer. D’ailleurs, je pense que le théâtre n’a plus besoin de la violence et des excès auxquels il s’est autrefois livré. Il nécessite davantage de douceur, de tendresse. Je veux produire une expérience au cours de laquelle je propose une façon de mettre en évidence l’égalité des individus dans leurs différences. La nudité le permet. Je cherche à mettre en scène une manière de faire se trouver, se rassembler les gens, d’être ensemble, solidaires, en partageant le moment présent. C’est cela qui est essentiel : donner à voir un groupe dont les identités plurielles n’empêchent pas de former une communauté. »
Madrigals fait d’abord entrevoir un noir chaos, puis advenir une nouvelle ère qui prend place dans le dépouillement d’une cage de scène complètement vide, entre clarté et crépuscule. C’est un monde vierge, inclusif, tantôt calme, tantôt plus tempétueux qui se laisse découvrir. « J’ai voulu situer l’action scénique dans une sorte de point zéro. Le plateau prend l’aspect d’une grotte qui renvoie aux prémices de l’art et de la civilisation. En participant à la naissance de l’opéra, Monteverdi aussi se situe au début de quelque chose. » Chantés autour d’un feu de camp, puis dans l’enceinte magique d’une caverne platonicienne, les Madrigali guerrieri e amorosi jouent un rôle propice dans la réunion des corps et des êtres.
Un goût pour le mélange
« La musique devient pour les interprètes une langue nouvelle, un langage commun. Dans le spectacle, un chanteur est amené à danser et un danseur à chanter. Certains sont professionnels de leur discipline, d’autres sont autodidactes. Tous doivent s’adapter au caractère inhabituel, voire inédit de la situation. Ils ont commencé le travail d’apprentissage musical sans avoir recours à la partition. Certains ne connaissaient même pas le solfège. Et ils sont finalement parvenus à s’entendre, se comprendre, s’exprimer ensemble à travers le chant ». Le geste peut paraître naïf, mais il correspond à une sorte d’idéal artistique et sociétal assumé par Benjamin Abel Meirhaeghe. « C’est comme une utopie, même si cette idée comprend quelque chose de dangereux si elle est défendue de façon trop autoritaire. Il s’agit d’une proposition, pas d’un dogme. »
En réunissant, dans une ancienne production intitulée A Revue, la pop star Dolly Bing Bing et des chanteurs lyriques, ou en choisissant pour partenaire Jesse Kanda, connu pour sa collaboration artistique avec Björk, dans Madrigals, Benjamin Abel Meirhaeghe confirme son goût assumé pour le mélange et sa volonté de chercher à libérer la musique de ses carcans. « Je suis moi-même contre-ténor sans formation, et je revendique une forme d’incompétence. J’aime l’idée de mettre en scène, un jour, peut-être, un “vrai” opéra, mais je me méfie de l’expertise, de la pure technicité, qui finissent par contraindre l’interprète et empêchent parfois l’émotion de pleinement se délivrer. »
CHISTOPHE CANDONI
À voir :
Madrigals de Benjamin Abel Meirhaeghe, d’après Claudio Monteverdi, à la Grande Halle de la Villette, dans le cadre du Festival 100%, les 14 et 15 avril 2023, au Maillon, à Strasbourg, les 11 et 12 mai 2023.