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Opéra Bastille : la salle modulable se ménage un avenir

10/02/2023
© E. Bauer / OnP

Faute d’avoir vu aboutir les projets d’aménagement de l’Opéra National de Paris, cet espace au destin chaotique s’est trouvé une finalité provisoire. Il accueille les expositions du Grand Palais Immersif, en attendant que ses perspectives se (re)précisent. 

L’entrée des visiteurs s’effectue par la rue de Lyon, sur le flanc de l’Opéra Bastille. Depuis fin septembre et jusqu’au 19 février, l’exposition « Venise révélée » les attire avec la promesse d’embarquer pour la cité des Doges et d’accéder, en images, à l’envers du décor de la ville-théâtre. Co-produite par le Grand Palais Immersif, la filiale du Grand Palais dévolue aux expositions numériques, et par la société ICONEM, spécialisée dans la numérisation 3D des sites culturels patrimoniaux en péril, elle prétend éclairer le prodige de sa construction, l’organisation singulière qui a servi sa puissance commerciale et pousser les portes de monuments et palais dont le raffinement n’est pas seulement de façade. En progressant dans la pénombre, le public découvre aussi la géographie insoupçonnée d’une cathédrale de béton aux dimensions écrasantes : 26 mètres de haut, plus de 1500 m² sur plusieurs niveaux… Le parcours de visite s’inscrit dans la « fameuse » salle modulable dont l’aménagement, indéfiniment repoussé depuis la construction de l’opéra, a déjà fait couler tant d’encre. 


« Venise révélée » au Grand Palais Immersif. © Maxime Chermat pour Iconem-GPI, 2022 

La conception de cette entité dont on se demande si elle échappera un jour à son rôle d’Arlésienne, est inhérente à celle du vaisseau lyrique voulu par François Mitterrand. En plus d’une grande salle classique de 2700 places, l’architecte Carlos Ott en imagine une autre, d’environ 800 places, destinée à des formes de spectacles à la fois plus expérimentales et moins coûteuses. Si le sort de cette seconde salle est déjà âprement discuté en amont de l’inauguration de l’édifice, celle-ci est bien construite lors de la mise sur orbite de Bastille, le 13 juillet 1989. Sa carcasse existe, ses façades en verre aussi, mais, par souci d’économies, son équipement a été suspendu. Et il n’est, depuis, jamais parvenu à se concrétiser, même s’il ressort cycliquement des cartons.   

De la comédie dramatique au coup de théâtre 

À défaut de pouvoir détailler tous les épisodes du feuilleton, retraçons ceux des dernières années. 2011. Acte I. La Comédie-Française cherche, depuis belle lurette, un endroit susceptible d’accueillir les mises en scène modernes que ne permet pas la Salle Richelieu, sa scène à l’italienne. Comme son administratrice générale Muriel Mayette a dû renoncer, sous l’effet des polémiques, à implanter la Maison de Molière à la MC93 de Bobigny, le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand lui offre d’investir l’espace vacant initialement dévolu à la salle modulable : les travaux devront démarrer en 2013, pour une ouverture en 2014. La décision suscite une tension palpable entre les deux institutions, mais, en 2012, coup d’arrêt. Sa successeur Aurélie Filippetti suspend le projet pour cause de rigueur budgétaire.  

Acte II. 2016. François Hollande annonce sa volonté de créer, dans le XVIIe arrondissement de Paris, à l’horizon 2023, une Cité du théâtre à l’emplacement des Ateliers Berthier. Connus pour abriter la seconde salle de l’Odéon, ces bâtiments sont également un rouage essentiel du fonctionnement de l’Opéra depuis 1898. Berthier peint les grandes toiles, répare les décors, stocke costumes et accessoires ; les artistes y répètent dans une salle avec une pente à 5 % comme au Palais Garnier… La future Cité a pour vocation d’héberger trois institutions : le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, des salles et espaces techniques dévolus à l’Odéon, ainsi que deux salles destinées au Français. Pour cela, il faudra libérer de la place. La transformation du site implique donc le rapatriement des activités de l’Opéra dans l’enceinte de Bastille et sur le terrain dit « des délaissés », situé entre l’arrière de l’édifice et la Coulée Verte. 


Plan de l’Opéra Bastille et périmètre du projet

En présence de ce qu’il qualifie d’« opportunité historique », le directeur de l’Opéra National de Paris Stéphane Lissner relance l’opération salle modulable. Pierre Boulez, Patrice Chéreau, Daniel Barenboim, Gerard Mortier et bien d’autres en ont rêvé ; il en fait son cheval de bataille. « En 2022, écrit-il, je suis persuadé que cette salle hybride sera beaucoup plus importante pour l’Opéra de Paris que ce qu’ils avaient même imaginé. » Si son projet initial la destine, en priorité, aux répétitions, elle devra aussi permettre de proposer une nouvelle offre culturelle à des prix très accessibles (musique contemporaine ou baroque, danse contemporaine, concerts de musique de chambre…) et la location d’espaces pour des cocktails, défilés de mode, etc. Autant d’activités qui répondent à l’enjeu majeur d’augmenter les ressources propres de l’établissement. 

Evaluée entre 60 et 80 millions d’euros selon les estimations, l’entreprise était censée aboutir en 2023. Seulement voilà, à partir de décembre 2019, l’Opéra affronte la plus longue grève de son histoire et, dans la foulée, la pandémie fragilise encore sa situation financière. Bilan : la rue de Valois revoit les priorités. Automne 2021. Acte III. Alexander Neef, qui a succédé à Stéphane Lissner un an plus tôt, annonce que le projet est, une fois encore, ajourné sine die. 

Du provisoire, faute de mieux 

Retour au point mort ? Pas tout à fait, car le Grand Palais Immersif recherche de nouveaux espaces pour déployer ses expositions dont le format nécessite une certaine hauteur sous plafond. À la confluence de deux préoccupations, l’espace vide au cœur de Bastille va se trouver, faute de mieux, une finalité provisoire…  Les deux établissements ont signé une Autorisation d’occupation temporaire (AOT) de trois ans et demi à compter de début 2022. Et ils se sont répartis les travaux, dont le coût total s’élève à 2,5 millions d’euros. L’Opéra, qui a déboursé environ 600 000 euros, s’est attaché à l’infrastructure, à la mise aux normes des raccordements électriques, à l’équipement des ascenseurs. Le GPI s’est, pour sa part, focalisé sur l’accueil, l’aménagement, la sécurité des publics et la scénographie. « II faut imaginer un chantier qui n’était pas achevé, explique Roei Amit, son directeur général. Au-delà du béton brut, il n’y avait pas de finition et le lieu ne souffrait pas seulement d’une absence de valorisation ; il se dégradait : les murs présentaient des craquelures. Le fait que le Grand Palais Immersif y investisse était vertueux pour tout le monde ». 


La salle modulable de l’Opéra Bastille avant l’installation du GPI.
© E. Bauer / ONP

En contrepartie de son occupation, l’Opéra National de Paris perçoit un loyer et un intéressement aux recettes. « Entre le fixe et le variable, nous espérons en retirer entre 400 000 et 600 000 € par an, estime Martin Ajdari, son directeur général adjoint. C’est à relativiser par rapport à notre budget total de 200 millions, mais comparé aux recettes de location enregistrées sur nos différents sites qui s’élèvent à quelques millions, ce complément est le bienvenu. » D’autant qu’il s’ajoute à l’intérêt culturel qu’aimerait en retirer l’institution lyrique et chorégraphique, soucieuse d’attirer de nouveaux publics et de les familiariser avec son univers.

Jusqu’en 2025, les expositions s’enchaîneront au rythme de deux par an. La proposition inaugurale du GPI, qui a la main sur leur contenu éditorial, ne nous a que partiellement convaincus. Malgré l’intérêt du contenu, l’expérience sensorielle était un peu froide, et la Fenice, le mythique théâtre lyrique de la Sérénissime, brillait par son absence, elle qui pouvait jeter un pont entre le sujet évoqué et son cadre d’accueil. « Au moment de numériser la ville, ICONEM a eu accès au Palais des Doges, mais pas à cette salle », regrette Roei Amit. Les passerelles se sont donc limitées à deux conférences au Studio : la première explorait le lien historique entre Venise et l’opéra, et la seconde, la spatialisation du son, déjà étudiée au XVIe siècle dans la basilique Saint-Marc. « Ce que nous aimerions, c’est qu’à l’horizon de deux ou trois ans, la programmation puisse intégrer un thème qui résonne plus directement avec le monde de l’opéra », affirme Martin Ajdari. Et, dans un second temps, que nous réfléchissions à des projets communs, voire coproduits. » Une volonté de synergie partagée par l’autre partie. 

2025, mais au-delà ?

Le serpent de mer a donc trouvé une échappatoire provisoire dans les eaux du Grand Canal. Et la Sérénissime enregistre des résultats qui satisfont Roei Amit.  « La fréquentation est très bonne, surtout les week-ends et pendant les vacances scolaires. Nous touchons, notamment un public familial et nous avons déjà attiré 50 000 visiteurs », assurait-il mi-novembre.  À partir du 22 mars 2023, un maître de l’Art Nouveau, le peintre et affichiste Alfons Mucha, sera chargé d’aimanter les curieux dans le décor brutaliste. Mais au-delà de 2025, quelles perspectives ?


Martin Ajdari, directeur adjoint de l’Opéra National de Paris.
© C. Pele / OnP

Pour Martin Ajdari, les nécessités auxquelles devait répondre la salle modulable restent d’actualité. « Nous aurions toujours besoin de pouvoir exposer d’autres formes d’expression lyrique, de théâtre musical – et pourquoi pas de danse –, qui ne soient pas conçues pour être présentées dans un théâtre à l’italienne, et dont le modèle économique repose sur autre chose qu’un grand spectacle susceptible d’attirer 2000 personnes qui déboursent un prix plus élevé. Cette diversité demeure un enjeu, même si elle ne concerne pas exactement le même type d’œuvres que celles que visait Carlos Ott, tournées vers des modèles très expérimentaux. » 

Le projet d’équipement de la salle modulable remontera-t-il à la surface d’ici 2025 ? Et sur quelles bases ? Question prématurée. « C’est précisément parce que nous ignorions ce qui allait se passer que nous avons opté pour une occupation de moyen terme, qui permette d’héberger une installation solide, sérieuse, et culturellement aboutie sans être trop longue. » En attendant d’y voir plus clair, autant gérer l’incertain de manière constructive… Le génie de la Bastille pourra-t-il, un jour, embrasser l’édifice de Carlos Ott dans toute sa cohérence d’ensemble ? Ou ce dernier est-il condamné à demeurer une éternelle symphonie inachevée ? Bien malin, à ce stade, celui qui peut le prédire.   

À voir :

« Venise révélée », jusqu’au 19 février 2023. 
« Ukraine : une année de résilience, une culture de résistance », le 20 février 2023.
« Éternel Mucha », du 22 mars au 5 novembre 2023. 
Au Grand Palais Immersif, 110 rue de Lyon, à Paris.

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