En 2012, Brenda Rae n’avait fait, à la faveur d’un remplacement au pied levé, depuis l’avant-scène du Palais Garnier, que des débuts sans lendemain à l’Opéra de Paris. Une décennie plus tard, la soprano américaine revient à l’Opéra Bastille par la grande porte, pour incarner le rôle-titre de Lucia di Lammermoor de Donizetti, dans l’inusable production signée Andrei Serban, puis, d’une folie à l’autre, Ophélie dans Hamlet de Thomas. Rencontre.
Quel est votre meilleur remède contre le trac ?
Je dois reconnaitre que je n’éprouve pas cette sensation, qui peut parfois être paralysante, et cela depuis très longtemps. À 14 ou 15 ans, je chantais dans un chœur pour un concert. Je n’avais aucune raison de ressentir le moindre stress, car les enjeux étaient limités : il s’agissait seulement d’un travail d’école, et pourtant la tension s’est mise à monter. J’ai décidé de refuser que cet état ne vienne contrarier le plaisir que ce moment devait m’apporter. Je me suis dit : « Brenda, non, c’est ton jour de bonheur, tu aimes tant chanter, ne te laisse pas envahir par de mauvaises vibrations. » Il y a eu comme un déclic dans ma tête, et depuis ce jour, je n’ai plus eu le trac. Une fois en scène, je reste concentrée sur la joie que me communique le public. J’ai besoin de lui pour me sentir en confiance et pouvoir partager, car nous sommes là pour faire un voyage ensemble, et ressentir des émotions. Tout est mental dans notre métier : si je suis nerveuse, cela risque de se voir, mais si je suis heureuse, je sais que les autres le seront aussi. C’est un échange.
Pour l’étude de quelle partition qui vous a donné du fil à retordre, auriez-vous aimé avoir le compositeur sous la main ?
Je pense à Strauss, que j’aurais aimé pouvoir interroger au sujet de Die Schweigsame Frau, une œuvre magnifique, que j’adore chanter, mais que je trouve très compliquée. Comment a-t-il pu écrire une partition si longue et si ardue, et imaginer qu’il était possible de l’interpréter sans coupure ? Ce rôle demande des voix différentes pour chaque acte, l’une dramatique, l’autre plus légère. Et en plus de cela, Aminta ne quitte pratiquement pas la scène. Il s’agit assurément d’un personnage de premier plan, mais pour quel type de voix l’a-t-il conçu ? Malgré tout cela, je lui pardonne, car j’aime tant cette musique.
Dans quel théâtre aimeriez-vous rester enfermée seule toute une nuit – pour y dialoguer, peut-être, avec de glorieux fantômes ?
Dans un vieux théâtre baroque, avec un castrat – peut-être Farinelli. Sans doute pour tâcher de comprendre ce qu’il avait de plus que les autres, comment il vivait ce statut de superstar, savoir comment il respirait, et si ses capacités vocales étaient liées au travail ou à l’opération qu’il avait subie ? C’est affreux quand on y pense ! Dans quel théâtre précisément ? Je ne sais pas, mais très certainement en Italie. J’aime aussi énormément le Palais Garnier, où je n’ai fait que passer, il y a une dizaine d’années, pour remplacer la soprano qui chantait Ann Trulove dans The Rake’s Progress de Stravinsky. Je suis arrivée pour chanter le rôle, mais sans le jouer, car la mise en scène était trop compliquée. C’est la seule fois que j’ai pu accéder aux coulisses de ce merveilleux théâtre.
Quelle est la chose la plus inhabituelle qu’un metteur en scène vous ait demandé de faire ?
Je travaille beaucoup en Allemagne où il est fréquent d’être confronté à des demandes pour le moins étranges ! Je me souviens d’une production de Giulio Cesare in Egitto de Haendel à l’Opéra de Francfort, où je devais plonger la tête dans une vasque d’où s’échappaient des bulles. L’effet visuel était très beau, car il avait lieu pendant l’air « Piangerò », mais il me fallait me mouiller la tête pour que mon maquillage dégouline et souligne les larmes et le chagrin éprouvé à ce moment-là par Cleopatra. Certains soirs, je me disais : « Mais pourquoi suis-je donc obligée de faire cela, ce n’est pas possible… » D’autant que, d’une représentation à l’autre, l’eau était, soit trop chaude, soit trop froide, car les accessoiristes avaient du mal à trouver la bonne température. Alors j’ai fini par appréhender ce moment ! J’ai vu la vidéo de la production de Lucia di Lammermoor que nous allons reprendre à l’Opéra Bastille, et je sais qu’il va falloir faire de l’escalade pendant la scène de folie, mais je n’ai pas peur du vide, et je me rassure en pensant que toutes les collègues qui m’ont précédées se sont prêtées au jeu.
À quel projet regrettez-vous d’avoir dû renoncer ?
Je devais incarner Lucia au Bayerische Staatsoper de Munich, mais j’ai dû annuler ma participation, car j’étais enceinte. Je n’avais pas encore chanté de rôle belcantiste dans ce théâtre, seulement Mozart et Strauss, et je voulais m’illustrer dans le répertoire italien, pour montrer une autre facette de ma personnalité. J’espère que la proposition me sera faite à nouveau. Je regrette également de ne pas avoir pu interpréter le rôle-titre de Lulu de Berg au Metropolitan Opera de New York, au cours de la saison 2020-2021, en raison de la pandémie. J’étais très excitée de pouvoir retrouver ce personnage – sans doute l’un des plus fascinants de l’histoire de l’opéra –, que je n’avais côtoyé qu’une seule fois. Hélas, le Met n’a pas prévu de remonter cet ouvrage, mais je ne désespère pas !
Propos recueillis par FRANÇOIS LESUEUR
À voir :
Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti, avec Mattia OIivieri (Lord Enrico Ashton), Brenda Rae (Miss Lucia), Javier Camarena (Sir Edgardo di Ravenswood), Thomas Bettinger (Lord Arturo Bucklaw), Adam Palka (Raimondo Bidebent), Julie Pasturaud (Alisa) et Éric Huchet (Normanno), sous la direction d’Aziz Shokhakimov, et dans une mise en scène d’Andrei Serban, à l’Opéra National de Paris, du 18 février au 10 mars 2023.
Hamlet d’Ambroise Thomas, avec Ludovic Tézier (Hamlet), Jean Teitgen (Claudius), Clive Bayley (Le Spectre du feu roi), Nikolaj Bukavec (Polonius), Julien Behr (Laërte), Julien Henric (Marcellus),
Frédéric Caton (Horatio), Eve-Maud Hubeaux (Gertrude), et Lisette Oropesa, du 11 au 30 mars / Brenda Rae, du 2 au 9 avril (Ophélie), sous la direction de Pierre Dumoussaud, et dans une mise en scène de Krzysztof Warlkikowski, à l’Opéra National de Paris, du 11 mars au 9 avril 2023.