Deux films qui mettent en scène des cheffes d’orchestre sortent en salles ce mercredi. Loin de jouer dans la même catégorie, Tár et
Divertimento ont, néanmoins, le mérite de questionner la profession dans laquelle évoluent ces pionnières.
N’y allons pas par quatre chemins : un océan sépare Tár et Divertimento. Placés en concurrence frontale par un curieux hasard de calendrier, les films de l’Américain Todd Field et de la Française Marie-Castille Mention-Schaar ne boxent pas dans la même catégorie. Sophistiqué, érudit, le premier écrase tout sur son passage, sublimé par l’époustouflante performance de Cate Blanchett. Mais, parce qu’il questionne également le monde de la musique classique, le second mérite de faire entendre sa partition, fût-elle bien plus scolaire.
Divertimento emprunte son nom à l’orchestre symphonique créé en 1998 à Stains, en Seine-Saint-Denis, par Zahia Ziouani (Oulaya Amamra). Les téléspectateurs du concours Prodiges, sur France 2, l’ont peut-être déjà repérée : elle en assure, depuis cinq saisons, l’accompagnement musical. Inspiré par son parcours et celui de Fettouma, sa jumelle violoncelliste, le film donne la mesure des obstacles que les deux sœurs d’origine algérienne ont dû surmonter pour avoir voie au pupitre : les épuisants trajets quotidiens entre leur banlieue et Paris pour suivre leurs cours au lycée Racine, la défiance des autres élèves envers les « filles du 9-3 », les vexations, les peaux de banane… Malgré une enfance bercée par Mozart, Beethoven et l’opéra, les jeunes filles n’ont pu compter que sur leur volonté pour intégrer le sérail. Et Zahia dut prouver sa légitimité au maître Sergiu Celibidache (Niels Arestrup), persuadé que les femmes n’avaient « pas assez de persévérance » pour exercer son métier.
Rôles-modèles versus mal dominant
Assumant un parti-pris résolument positif, Marie-Castille Mention-Schaar donne à voir des rôles-modèles dans un milieu qui pèche par son manque de mixité sociale et sa misogynie. Le spectateur passera un moment plaisant, non dénué d’émotion. Il sera touché par le dépassement de ces jeunes filles, par le soutien sans faille de leur famille, par leur détermination farouche à défendre l’accessibilité de la musique, dont le film démontre qu’elle a toute sa place dans les milieux populaires. Mais il regrettera que la démonstration glisse parfois des bons sentiments à la mièvrerie, notamment dans ce happy end où Zahia dirige son orchestre en plein air, au milieu des tours de banlieue.
À trop enrober de sucre, Divertimento ne fait souvent qu’effleurer ce qui fâche, comme le recours à la brutalité verbale pour pousser un élève à se dépasser. Tár, à l’inverse, verse du citron sur des plaies à vif. Au cœur du récit, une cheffe fictive au parcours aussi impeccable que ses costumes sur mesure. Admirée, enviée, intimidante, Lydia Tár a pris la tête de l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Mariée, elle partage sa vie avec Sharon, sa première violon, et leur fille adoptive, qui l’appelle Papa. Bref, c’est une femme qui assure, assume, récuse le mot « maestra », et affirme qu’elle n’a jamais souffert d’aucune misogynie… quand son impressionnant CV mentionne la création d’une fondation censée encourager la carrière de jeunes cheffes. Un premier indice de sa dualité ?
Alors qu’elle s’apprête à enregistrer en direct la Symphonie n°5 de Gustav Mahler, qui doit signer son apogée, quelques couacs viennent écorner l’image léchée entretenue par sa communication. D’abord, par touches légères, moderato cantabile, puis, de façon de plus en plus sonore, jusqu’à lever toute ambiguïté. Tár exerce son pouvoir en autocrate, écartant sans état d’âme ceux qui n’ont pas – ou plus – grâce à ses yeux. Pire : elle sera rattrapée par un scandale sexuel.
Zone grise, ligne rouge
Le film explore la psyché labyrinthique d’un être que ni l’amour, ni l’amitié, pas plus que la loyauté ou la morale n’atteignent sur son piédestal. Même quand elle veut protéger son enfant adorée contre une gosse qui la tourmente, Tár franchit la ligne rouge, glissant de la louve dominante à la redoutable carnivore. « Si tu parles, je te coincerai », lance-t-elle à la gamine dans la cour d’école. Bâillonnant, là encore par la peur, toute velléité de lui résister.
Réflexion foisonnante sur les dérives du pouvoir, ce drame psychologique brille par sa subtilité, ses références musicales et par la virtuosité de son actrice principale qui, après, un prix d’interprétation à Venise et un Golden Globe, voit s’ouvrir devant elle un boulevard vers l’Oscar. De nature à séduire le grand public autant que les mélomanes et cinéphiles, cette symphonie suscite, cependant, un bémol. Était-il pertinent d’inscrire Lydia Tár dans un contexte #Me Too, et d’en faire une agresseuse sexuelle ?
Probablement pas. Car c’est dans son premier mouvement que le récit est le plus convaincant, lorsqu’il entretient le flou sur la personnalité de l’intéressée, lorsqu’il explore la zone grise, lorsqu’il s’aventure en funambule, sur le fil ténu qui sépare la volonté d’excellence de la maltraitance. Quand un étudiant lui affirme se désintéresser de Bach sous prétexte que les compositeurs blancs, cisgenres, ne sont pas son « truc », la musicienne procède à un recadrage cinglant. Où finit l’emportement du professeur face un argument bancal ? Où commence la jouissance d’humilier un gamin à la jambe tremblante qui ne trouvera, d’ailleurs, d’autre parade face à l’assaillante que de quitter la salle sur un tonitruant « Salope ! » ? Où se cache son vrai visage ? Dans le sourire enjôleur ? Ou l’éclat inquiétant du regard bleu acier ?
Quand la jeunesse refuse de composer
Sans jamais disculper sa protagoniste, Todd Field fouille le terrain sur lequel sa malfaisance a pu prospérer. Du journaliste complaisant au vieux maître dépassé qui espère voir rejaillir sur lui l’éclat de son ancienne élève, des exécutants serviles aux courtisanes ambitieuses ou naïves, chacun est renvoyé à un miroir grimaçant, y compris nous, public, qui nous délectons de porter aux nues un jour et de brûler le lendemain.
Dans l’intrigue, c’est la jeunesse qui piège, c’est elle qui fait éclater le scandale et déboulonne l’idole, rappelant qu’il est des comportements avec lesquels elle refuse, désormais, de composer. Mais le réalisateur est bien trop habile pour se laisser embarquer dans une querelle des anciens et des modernes ; il confronte aussi les juniors aux enjeux de leurs générations : les excès du wokisme ou l’usage pervers des réseaux sociaux… même quand la fin peut justifier les moyens.
Revenons, enfin, sur la polémique soulevée, dans le Sunday Times, par la cheffe Marin Aslop qui a vu en Tár « un portrait misogyne ». Contrairement à ce que lui reproche cette maestra de 66 ans – qui fut non seulement la première à diriger un orchestre réputé aux Etats-Unis, à Baltimore, mais aussi la seule, jusqu’à la récente nomination de la française Nathalie Stutzmann à Atlanta –, le film ne dessert pas la cause des femmes : il les met en garde. Il interroge la façon dont elles peuvent briser le plafond de verre, en ayant pour seuls modèles des schémas patriarcaux, elles qui ne représentent encore que 8 % des effectifs mondiaux. Il rappelle que les abus de pouvoir ne sont, malheureusement, pas l’apanage des hommes et qu’il est des excès que n’autorisent ni la dévotion à l’art, ni la volonté de parvenir ou de se maintenir au sommet. La volonté d’en finir avec la caste des intouchables ne saurait obéir à aucune considération genrée. En convoquant deux styles de cheffes dans les salles, le cinéma nous projette dans un nouveau scénario. Quel destin pour une jeune femme comme Zahia, si elle avait croisé la route d’une Lydia Tár ?
STÉPHANIE GATIGNOL
À voir :
Tár de Todd Field, avec Cate Blanchett, Noémie Merland, Nina Hoss, Sophie Kauer, etc.
Divertimento de Marie-Castille Mention-Schaar, avec Oulaya Amamra, Lina El Arabi, Niels Arestrup, etc.
En salles le 25 janvier.