Le 28 janvier 1873, au fin fond de la Bourgogne, naissait Sidonie-Gabrielle Colette. Si dans l’intimité, on l’appelait « Gabri » ou « Minet-Chéri », la postérité retient son nom de plume, « Colette », une signature féminine qui rend hommage au patronyme paternel. Romancière, grand reporter, librettiste et même actrice, elle mène une existence tumultueuse de pionnière, marquée par son amour pour les hommes, les femmes… et les bêtes.
Pionnière, Colette l’a été dans bien des domaines. En littérature, tout d’abord. Dans ce monde encore très masculin au début du XXe siècle, les rares femmes qui s’y aventurent sont cantonnées aux romans pour la jeunesse. Colette impose pourtant son nom et son style simple et profond. Elle connaît le succès avec sa série des Claudine suivie par des œuvres plus sulfureuses – Chéri (1920), Le Blé en herbe (1923), Gigi (1944) – qui posent les fondations de ce que la critique littéraire appellera des décennies plus tard l’« autofiction ». En 1945, elle devient la deuxième femme élue membre de la vénérable académie Goncourt, qu’elle préside entre 1949 et 1954. À sa mort, le 3 août 1954, elle est honorée par des funérailles nationales. L’Église catholique, elle, lui refuse un enterrement religieux, en raison de sa vie jugée alors scandaleuse et dissolue.
Et pour cause : pionnière, Colette l’est également sur le terrain de l’émancipation féminine et sexuelle. Après la découverte des infidélités de son mari, Willy, Colette multiplie amants, maîtresses et monte sur scène pour subvenir à ses besoins. En 1907, elle se produit au Moulin Rouge dans une pantomime intitulée Rêve d’Égypte. Vêtue simplement de quelques voiles et bijoux, elle incarne une momie millénaire mais éternellement jeune, réveillée d’entre les morts par le long baiser d’un archéologue, un rôle interprété par son amante, Mathilde de Morny, dite « Missy », riche aristocrate connue dans tout Paris pour entretenir plusieurs femmes. Le scandale est tel que le spectacle est interdit le surlendemain par le préfet de police. Mais Colette s’en moque et continue quelques années à vivre sa passion pour la scène, qu’elle relatera dans le recueil L’Envers du music-hall, publié en 1913.
L’instinct animal
Parmi toutes les passions de Colette, il y en a une qui a particulièrement marqué son œuvre : celle pour les animaux. Des animaux qu’elle aime et dont elle ne peut supporter la souffrance ou l’enfermement. Encore une fois, Colette est une pionnière et envisage de devenir végétarienne, rapprochant l’habitude de manger des animaux d’une forme de cannibalisme. Comme personne, elle voit l’intelligence briller dans l’œil de chaque animal et il lui semble que la faune, la flore et l’humanité ne forment qu’un tout : « Il n’y a qu’une bête ! Tu m’entends, Maurice, il n’y a qu’une bête ! » crie-t-elle à son troisième et dernier mari, Maurice Goudeket, lors d’une projection d’un documentaire en voyant l’éclosion en accéléré d’un bourgeon grossi mille fois, spectacle fascinant qui lui évoque autant les douleurs de l’accouchement que la déchirure d’une chrysalide.
Dans le jardin de Sido
« Sans bête, je m’appauvris », aime à dire Colette. Cette passion lui a été transmise par sa mère, la facétieuse et iconoclaste Sidonie, figure tutélaire de son livre Sido (1930), consacré à ses souvenirs d’une enfance idyllique. Le jardin de la maison familiale à Saint-Sauveur-en-Puisaye, petite bourgade de l’Yonne, est à la fois un havre de paix et un asile pour toutes les bêtes, quelles qu’elles soient. « Toute la famille aimait les bêtes, et les bêtes aimaient notre maison », écrit-elle dans « Domino » (Autres Bêtes, 1929-1944).
Bien des années plus tard, en 1950, elle se souvient au micro de l’ORTF d’un crapaud et d’un écureuil, apprivoisés dans le jardin de Sido : « Je ne l’ai pas vu chanter et je ne sais pas si c’était lui qui chantait. Mais c’était un fort, beau, confortable, énorme crapaud. Je lui grattais la tête. Les crapauds aiment qu’on leur gratte la tête. C’est un détail qui a son importance, mais que l’être humain ignore vraiment trop souvent. Le hérisson que j’ai pu garder, il a eu une fin heureuse. Il est mort d’indigestion. Il avait mangé trop de gigot froid. Les écureuils étaient nombreux. Ils venaient nous regarder manger et ils réclamaient leur part, comme tous les écureuils du monde. »
Conversations secrètes
Les bêtes qui ont accompagné, embelli ou simplement traversé la vie de Colette sont omniprésentes dans son œuvre. Dès 1904, elle imagine dans Dialogues de bêtes les conversations secrètes entre ses deux animaux de compagnie, la chatte angora Kiki-la-Doucette et le bull Toby-Chien. Suivront d’autres Dialogues puis La Paix chez les bêtes publié pendant la Première Guerre mondiale, recueil de portraits d’animaux que Colette aimerait réunir « dans un enclos où [elle veut] qu’il n’y ait pas la guerre ».
C’est justement pendant cette période trouble qu’elle écrit à la demande de Jacques Rouché, nouveau directeur de l’Opéra de Paris, le livret d’une « féérie-ballet » mettant en scène, autour d’un enfant capricieux, chats, écureuils, chauves-souris, rossignols, chouettes, libellules et rainettes qui semblent tous s’être échappés du jardin de Sido. Le manuscrit est envoyé au compositeur Maurice Ravel, alors mobilisé sur le front. Après quelques remaniements, il devient le livret d’une « fantaisie lyrique », L’Enfant et les Sortilèges, finalement créé à l’Opéra de Monte-Carlo en 1925. Huit ans plus tard, Colette publie La Chatte (1933) qui relate la jalousie délétère d’une jeune femme, Camille, pour Saha, une magnifique chatte des Chartreux que son mari, Alain, semble lui préférer.
Les « dernières »
Le modèle dont s’est inspirée Colette pour créer la chatte Saha est bien évidemment son propre félin au pelage gris-bleu et aux yeux d’agate, adopté en 1927. Colette lui essaie plusieurs noms, mais la bête ne réagit qu’au son du mot « chatte ». Ce sera donc son nom, puisqu’elle en a décidé ainsi. Chatte va être la complice attentive de Colette durant treize années, veillant patiemment sur ses travaux d’écriture et la suivant calmement dans la plupart de ses déplacements, en voiture, à l’hôtel, dans les trains et jusqu’au wagon-restaurant où elle déjeunait avec elle. Mais dans le corps de Chatte se cache un crabe que le vétérinaire finit par diagnostiquer.
Lorsque Chatte s’éteint un dimanche pluvieux de février en 1939, Colette sait qu’elle ne pourra jamais la remplacer. Elle se contentera désormais de caresser les chats des jardins du Palais Royal, en face de son appartement. Son arthrite galopante la fait de plus en plus souffrir et, sentant s’accroître le poids de la vieillesse, elle renonce à vivre avec les bêtes, pour ne pas les laisser orphelines après son grand départ. « À force de recevoir les dons des bêtes familières, l’égoïsme m’a enfin quittée. C’est pourquoi les plus récentes, chatte et chienne, je les nomme “mes dernières”. »
Une ultime bête lui tient tout de même compagnie jusqu’au bout: « Je ne possède plus, en toute propriété, qu’une bête vivante, qui est le feu. » (Le Fanal bleu, 1949). Sans doute voyait- elle dans les flammes l’étincelle de vie et d’intelligence qu’elle percevait jadis dans les yeux de chaque bête. N’avait-elle pas d’ailleurs fait du feu l’un des personnages les plus spectaculaires de L’Enfant et les Sortilèges, aux côtés des autres animaux ? À l’aube de sa mort, cette créature brûlante lui apparaît plus que jamais comme une bête indomptable et familière. Une bête qui, comme elle l’écrivait dans le livret de sa fantaisie lyrique, « réchauffe les bons mais brûle les méchants ».
LOUIS GEISLER
Un article paru dans LYRIK n°3.