« Il a connu la gloire, il a compris la souffrance, il a su se faire aimer, il a vécu plus d’une vie. » Inscrite sur sa tombe, au cimetière de Sienne, cette épitaphe résume ce que fut le baryton italien, dont on commémore, en 2022, le centenaire de la naissance. Partenaire de Maria Callas et Renata Tebaldi dans des représentations et enregistrements de légende, Ettore Bastianini fut prématurément emporté par un cancer de la gorge, à l’âge de 44 ans.
Toute une génération de lyricomanes porte dans son cœur le souvenir de cette voix d’ambre doré et de velours, pour l’avoir savourée in vivo, les plus jeunes la découvrant à l’écoute des enregistrements qui en préservent la splendeur. Honorer le centenaire de la naissance de l’artiste italien, trop vite et de manière réductrice enrôlé dans la nébuleuse des barytons Verdi, exige aujourd’hui d’affiner l’analyse de son profil vocal, décliné, dès ses premières incarnations, en de multiples facettes.
Celle proprement barytonale n’est point naturelle au jeune et fringant chanteur, lors de ses débuts à Ravenne, en novembre 1945, sous la défroque de Colline (La Bohème), basse chantante s’il en est. Et son bagage technique est assez mince, en dépit du Premier prix remporté dans un concours, en 1942, à la veille de sa mobilisation au sein des forces aériennes, et de la formation reçue au Teatro Comunale de Florence, immédiatement après la fin de la guerre.
Ettore Bastianini poursuit sa carrière de basse, tout en étant de plus en plus convaincu, mois après mois, année après année, de pouvoir étendre sa tessiture vers celle du baryton, dont il cultive bientôt les atouts vocaux et expressifs. Il ne s’agit, après tout, que de s’affranchir des noirceurs de Sparafucile (Rigoletto), incarné début 1947, en Égypte, au sein d’une troupe italienne en tournée. Le jeune Gino Bechi, considéré en ces années comme archétype du « baritono assoluto », notable Figaro autant que verdien hors pair et vedette de ladite troupe, l’a, à coup sûr, influencé.
De basse à baryton
Au printemps 1951, la décision est prise. Ettore Bastianini met fin à sa carrière de basse, et retravaille sa voix et sa technique. En janvier 1952, le baryton frais émoulu ne rencontre que relative indifférence en Giorgio Germont (La traviata), dans sa ville natale de Sienne. Ce n’est que partie remise : à l’automne suivant, il impose son personnage quasi triomphalement, à Bologne, face à la Violetta Valéry de Virginia Zeani. Verdi forever, désormais ? Que nenni ! Florence propose à notre baryton italianissime d’embrasser aussitôt La Dame de pique (Le Prince Eletski, décembre 1952), puis Guerre et Paix (André Bolkonski, mai 1953) et Mazeppa (rôle-titre, juin 1954). Ne manque plus qu’Eugène Onéguine (rôle-titre), donné à la Scala de Milan, en mai 1954, pour marquer durablement l’artiste, conquis par le répertoire russe.
La légendaire Traviata de mai 1955, dirigée par Carlo Mario Giulini, en ce même temple scaligère, sous la houlette théâtrale du génial Luchino Visconti, marque l’un de ses plus célèbres retours dans le giron verdien. La captation que nous en possédons, si elle rend justice à la prestation hors norme de Maria Callas, ne met en valeur que l’aplomb vocal de ce Giorgio Germont, au détriment des nuances que l’on pourrait attendre du chanteur, alors à l’acmé de ses moyens. Qu’importe : le nom d’Ettore Bastianini s’inscrit, depuis décembre 1953, sur les affiches du Metropolitan Opera de New York, aurore d’un mariage d’amour avec ce théâtre, fidélisé jusqu’en décembre 1965.
Le Don Carlo capté in loco, en 1955, sous la baguette de Kurt Adler, chef maison, est à ce titre exemplaire. En Posa, emploi synonyme de jeunesse, de flexibilité, c’est bien un vocaliste de race, à l’aigu impérieux, osant même à l’époque taquiner le trille, que nous entendons. De quoi conforter le lieu commun d’un Bastianini verdien superlatif, corroboré par les Posa de Florence, avec Antonino Votto (1956), ou Salzbourg, avec Herbert von Karajan (1958), le second moins tenu, mais pimenté d’aigus surnuméraires.
Vigueur de l’accent
Dans le répertoire du « baritono », riche des Nabucco, Ernani, Rigoletto, Il trovatore, Un ballo in maschera ou Aida, qu’il fait applaudir de par le monde, La forza del destino occupe une place prépondérante. Du rôle de Don Carlo di Vargas, Ettore Bastianini exhibe toute la passion vengeresse, fort d’un timbre de bronze, à son meilleur dans la captation sur le vif du San Carlo de Naples, en 1958, qui le confronte à Renata Tebaldi, Franco Corelli et Boris Christoff, voire dans celle du Staatsoper de Vienne, deux ans plus tard, coachée par Dimitri Mitropoulos. La subtilité cultivée par Verdi dans Un ballo in maschera, ou le jeu de clair-obscur de Rigoletto, ne sont pas, en revanche, ses atouts premiers.
La vigueur de l’accent, comme l’exacerbation du timbre, ont pu susciter, de la part de critiques formalistes, des réserves quant aux penchants crypto-véristes de ce chant. Le reproche semble fondé, lorsqu’il vise les prestations néobelcantistes de l’artiste : Alphonse XI (La Favorite) ou, a fortiori, Figaro (Il barbiere di Siviglia). Milan ne s’interdira point, néanmoins, de l’engager, en 1961, pour Lord Enrico Ashton (Lucia di Lammermoor) et Sir Riccardo Forth (I puritani), respectivement face à Joan Sutherland et Renata Scotto. La persuasion du timbre confère, en revanche, au Carlo Gérard d’Andrea Chénier le plus enveloppant des phrasés, soutenu par Gianandrea Gavazzeni, dans l’intégrale Decca de 1957. Du Puccini de Tosca au Ponchielli de La Gioconda, via Mascagni et son vérisme haute époque, se confirme son emprise sur le public.
Rage de chanter
Il importe malheureusement de rappeler ici, non sans émotion, que les limites susdites seront majorées à compter du drame que constitua, en 1962, le diagnostic du cancer de la gorge, dont il s’avéra que le chanteur était atteint. Refusant d’être opéré, exigeant que sa maladie demeure secrète, Ettore Bastianini opposa, durant les trois années suivantes, sa rage de chanter à la progression du mal qui le rongeait. Il va de soi que les captations réalisées durant ce crépuscule, émaillé d’éprouvants traitements, laissent affleurer d’inévitables tensions, aussi bouleversantes que préjudiciables. Miracle, alors, que cette édition légendaire d’Il trovatore, à Salzbourg, en 1962, encore préservée de bien des écueils par Herbert von Karajan.
La lutte contre un destin inexorable était inégale, quelle que soit la force d’âme de celui qui mourut précocément, à l’âge de 44 ans, un peu plus d’un an après s’être retiré des scènes. Il repose depuis dans le cimetière de Sienne. Une inscription célèbre sa gloire d’artiste, la douleur qu’il endura et l’amour que chacun est invité à lui porter. Nous souscrivons à cet hommage.
JEAN CABOURG