Opéra, 30 octobre
Et de quatre ! Les opéras de Franz Schreker (1878-1934) ont mis du temps à s’imposer dans l’Hexagone, mais les créations scéniques françaises s’enchaînent désormais, à un rythme plus soutenu qu’on ne pouvait le craindre : Der ferne Klang (Le Son lointain, Francfort, 1912), à l’Opéra National du Rhin, en 2012 ; Die Gezeichneten (Les Stigmatisés, Francfort, 1918) et Irrelohe (Feu follet, Cologne, 1924), à l’Opéra de Lyon, en 2015 et 2022 ; et, enfin, Der Schatzgräber (Le Chercheur de trésors, Francfort, 1920), que l’ONR, fidèle au compositeur autrichien, vient d’offrir à son public. À quand les cinq autres – ou six, en incluant la révision de Das Spielwerk und die Prinzessin (La Boîte à musique et la Princesse, Francfort et Vienne, 1913), sous le simple titre Das Spielwerk (Munich, 1920) ?
Nicolas Blanmont ayant très bien décrit le spectacle de Christof Loy et son équipe, lors de sa création au Deutsche Oper de Berlin, son coproducteur, en mai dernier (voir O. M. n° 183 p. 43 de juin 2022), nous n’y reviendrons pas. Sinon pour insister sur la manière dont le metteur en scène allemand tient la gageure du décor unique (l’immense salon de réception d’un palais, au début du XXe siècle), et sur la précision de sa direction d’acteurs (reprise par Eva-Maria Abelein), notamment dans la mise en exergue des interactions entre les nombreux personnages.
Il y a dix ans, à la tête du même Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja nous avait ébloui par sa lecture de Der ferne Klang. Le miracle se renouvelle dans Der Schatzgräber, le chef slovène exaltant les moirures d’une écriture instrumentale irrésistible et, par-delà les références aisément repérables (Wagner, Richard Strauss…), d’une puissante originalité.
Presque entièrement différente de celle de Berlin, la distribution est homogène. S’en détachent deux barytons-basses : l’Australien Derek Welton, Roi séduisant, et, campant un imposant Bailli, l’Allemand Thomas Johannes Mayer, arrivé en dernière minute de Hambourg pour remplacer Kay Stiefermann, souffrant.
Le ténor autrichien Paul Schweinester, spécialiste des emplois de caractère du répertoire germanique (Monostatos dans Die Zauberflöte, Pedrillo dans Die Entführung aus dem Serail, Brighella dans Ariadne auf Naxos…), a la voix exacte pour le Bouffon, personnage bien mis en valeur par le livret. Il lui manque simplement un peu de puissance pour passer la rampe dans ces paroxysmes orchestraux, où le génie de Schreker explose encore davantage qu’ailleurs.
La soprano finlandaise Helena Juntunen franchit avec aplomb les écueils d’une écriture périlleuse, même si l’instrument n’a plus tout à fait, en Els, le rayonnement qui la rendait inoubliable en Grete dans Der ferne Klang, il y a dix ans. Le ténor belge Thomas Blondelle, de son côté, campe un Elis (le « chercheur de trésors » du titre) d’une rare force de conviction, avec un médium et un grave idéalement robustes, mais un aigu qui se dérobe, la voix perdant soudain sa projection, au risque du détimbrage.
Rien de nature à gâcher le plaisir que l’on éprouve à découvrir Der Schatzgräber à la scène, même si l’ouvrage n’a pas la force de Der ferne Klang et Die Gezeichneten, par la faute d’un Prologue et de deux premiers actes qui peinent à allumer le feu. Le III, essentiellement constitué d’un duo entre Els et Elis, est, en revanche, un sommet d’ivresse sensuelle. Et l’Épilogue, admirablement mis en scène par Christof Loy, laisse le spectateur sous le choc.
RICHARD MARTET