La musique a façonné le grand écrivain Marcel Proust, dont on commémorera le centenaire de la disparition en novembre prochain. Richard Wagner et un jeune compositeur vénézuélien qu’il aima profondément hantent son œuvre magistrale, À la recherche du temps perdu.
Il n’y a pas plus musical qu’une phrase de Proust et ses nombreuses sinuosités où carillonnent nappes de violon, piccolos, coups de cymbales, et des chorus assez vertigineux. Nombre d’observateurs dissèquent son syntagme comme des mécaniciens qui démontent le moteur d’une machine fabuleuse pour en comprendre le fonctionnement. Ils ont repéré la plus longue phrase proustienne dans le quatrième volume d’À la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe. Elle charrie un flux de 800 mots, 800 notes, pourrait-on dire, d’une partition dantesque.
Proust a entendu l’œuvre de Wagner bien des années avant de l’écrire – dès le printemps 1893 quand il assiste, émerveillé, à une représentation de La Walkyrie. Il rêve d’être Rose Caron, la puissante Sieglinde, de soulever un théâtre entier comme le pianiste Debussy avec ses arpèges envoûtants ? Il possède chez sa mère un vieux piano à queue désaccordé sur lequel il s’échine la nuit. En novembre 1894, dans une lettre adressée à la peintre Suzette Lemaire, extraite de la luxueuse correspondance de cinq volumes que réédite Plon à l’occasion des 100 ans de la mort de l’écrivain (le 8 novembre 1922), il évoque son « wagnérisme ». Le démiurge germanique a eu un impact de météore sur le jeune homme oisif qui se rêve plus en musicien qu’en écrivain. Mais il ne sortira jamais en plein jour son piano poussiéreux, ne déclenchera aucune clameur populaire. Son asthme, sa santé délicate lui interdisent une telle charge. Rien que se déplacer jusqu’au Palais Garnier l’épuise. Il utilise le système du « théâtrophone », l’ancêtre des retransmissions.
Du fond de son lit chez ses parents, boulevard Malesherbes, il suit en direct par téléphone les spectacles lyriques, percuté par le seul son des « coups de marteau » wagnériens. Il écrit à Suzette Lemaire que « l’essence de la musique est de réveiller en nous ce fond mystérieux de l’âme », qu’elle dépasse en spiritualité la littérature. Il redira ce sentiment dans La Prisonnière : « Je me demandais si la musique n’était par l’exemple unique de ce qu’aurait pu être — s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées — la communication des âmes. »
Quand il a le courage de se lever, il fréquente les salons, espérant y entendre un pianiste ou un violoniste, se rend à Louveciennes, chez l’odieuse Madame Aubernon, surnommée le « serpent à sonates ». Ses invités doivent attendre qu’elle agite sa sonnette pour parler, et ils ont tout intérêt à s’extasier devant ses canards « si coûteux ». Cette terrible mécène inspirera à Proust l’intrusive Madame Verdurin, dont le salon offrira un décor précieux aux ambitions de son futur héros Charles Swann qui, en écoutant chez elle un concert, sent s’élever son amour pour Odette. Le son du piano agit sur lui comme « la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune ». Le jeune interprète, jamais nommé, joue trop bien Wagner, et Madame Verdurin, qui l’a convié, a interdit de le critiquer. Parce qu’il la saisit d’une émotion dangereuse.
Tonnerre et tendre mélodie
On sait ce que cherche le jeune Proust à travers ces mondanités : plaisir de l’art, voyeurisme (la documentation de son œuvre à venir), le grand amour qu’il rencontre le 22 mai 1894, dans le salon de Madeleine Lemaire (la mère de Suzette). L’apprenti bibliothécaire au teint pâle tombe en pâmoison devant un prodige d’une beauté renversante qui, avec sa voix de baryton, chante en s’accompagnant au piano. Reynaldo Hahn (1874-1947), d’origine vénézuélienne, élève de Massenet, aspire à une illustre carrière musicale. Il a composé un opéra, L’Île du rêve, d’après Pierre Loti, séduit les boudoirs en fredonnant Les Chansons grises sur des poèmes de Verlaine. Il subit la dépendance tyrannique de Proust au fil de ses lettres (même si le courrier de Reynaldo a curieusement disparu). Les deux garçons envisagent un roman sur les aventures d’un jeune compositeur, projet vite oublié. Ils veillent tard, lancés dans des discussions fiévreuses. Proust traite Reynaldo de « musicien littéraire », apollinien, tandis que lui veut être un écrivain dionysiaque et torrentiel.
Dans son premier texte publié, Les Plaisirs et les Jours (1896), il rédige un merveilleux éloge de la mauvaise musique : « Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Sa place, nulle dans l’histoire de l’Art, est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés. » La « variété » n’existe pas à l’époque, mais nous gardons en tête cette tendre et géniale réponse à la sagesse bien élevée de Reynaldo pour laquelle Proust éprouve affection et condescendance. Le futur auteur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs apprécie la chanson, du bout des lèvres, il admire les vedettes du café-concert, Félix Mayol et Yvette Guilbert, qui le fascine avec sa «bouche trop rouge», «ses gants noirs», comme il l’a décrite dans la revue Le Mensuel en 1891. Tous les textes de Proust semblent continuer ses débats, ébats avec son amoureux et premier lecteur qui rôde tel un fantôme sur La Recherche. Reynaldo trouve Wagner « trop éloigné de l’esprit français ». Dans sa quête monumentale du temps, Proust déverse sur l’œuvre du tanker allemand des pages foisonnantes et violentes qui font tonner sa narration comme une fosse d’orchestre. Contre l’élégance de son tendre ami, il défend la puissance de Siegfried et le vol du cygne dans Lohengrin, qu’il compare à l’apparition des aéroplanes.
Les désaccords esthétiques nimbés d’amour des deux hommes nourrissent le beau récit de la femme de lettres Lorenza Foschini, Plaisirs d’amours, Jours d’amitié. Elle y portraiture un Reynaldo ombrageux, dont la carrière stagne alors que le destin de Proust s’envole après la parution du premier volume de La Recherche, Du Côté de chez Swann, en 1913. Le mélodiste léger, qui publie des critiques dans le quotidien Le Journal, souffre de sa réputation de « facilité ». Camille Saint-Saëns, qu’il admire, se moque de lui (« qu’il chante de sa musique s’il veut mais pas la mienne ! »). La modernité, apparue dans le désastre de 1914, désespère ce Sud-Américain trop raffiné. Proust louange malgré tout son travail, l’encourage. Leur lien parfois distendu, jamais rompu, solaire, orageux, puis tendre, durera jusqu’au décès du romancier.
Reynaldo est l’un des seuls familiers autorisé à veiller l’illustre mourant, loin d’imaginer que sa postérité tiendra à ces journées de désir, de vie et de mort vécues au côté du plus majestueux écrivain français du XXe siècle. Il le comprit des années plus tard, dans son bureau de l’Opéra de Paris, dont il fut nommé directeur, en 1945, atteint d’une tumeur au cerveau qui ne lui permettrait pas de profiter de son poste. Il avait été un pianiste doué, un compositeur inspiré et prolifique, admiré pendant sa jeunesse, mais il était resté un « artiste de salon ». La symphonie que le monde écoutait désormais, c’était celle du Lohengrin de la littérature qui avait été son grand amour. Car elle racontait une peur universelle et romantique : le déclin d’un monde.
STÉPHANE KOECHLIN
Correspondance de Proust – Cinq volumes. Plon. 445 € (99 € à l’unité).
À écouter sur France Culture : La grande traversée : Marcel Proust, cousu main
Un article à retrouver dans LYRIK n°2.