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Une East Side Story : Bernstein à l’Opéra du Rhin

12/05/2022
© Klara Beck

À l’occasion de la première française de West Side Story dans la mise en scène de Barrie Kosky, Alain Perroux, directeur de l’Opéra national du Rhin, et fervent apôtre de la comédie musicale, expose les défis artistiques, mais aussi juridiques et budgétaires, auxquels la programmation du chef-d’œuvre de Leonard Bernstein confronte un théâtre lyrique. Récit d’une aventure semée d’embûches.

« Qui peut le plus, peut le moins ! » Voilà en tout cas ce que dit une expression populaire. Fortes de ce principe, certaines maisons d’opéra ont parfois programmé des comédies musicales, pensant qu’à côté d’un ouvrage de Wagner, produire un spectacle avec un orchestre de taille moyenne et des chanteurs amplifiés serait chose facile. Fatale méprise. Pour une institution lyrique, proposer un grand titre de Broadway pose des défis particuliers, tant du point de vue du casting, que des moyens techniques et budgétaires. La preuve par l’exemple, en remontant le long chemin parcouru, pour que l’Opéra national du Rhin puisse présenter West Side Story de Leonard Bernstein, à la fin de sa saison 2021-2022.

Dès ma nomination à la tête de cette institution, j’ai souhaité y programmer des comédies musicales. Et il me semblait préférable de commencer par un grand titre. En 2015, j’ai assisté à une représentation de la production de West Side Story, que Barrie Kosky avait mise en scène deux ans plus tôt, en son fief du Komische Oper de Berlin. Sa lecture sombre et sans fard de ce grand classique était frappante. Je lui en ai parlé lors d’une de nos rencontres, et il m’a d’emblée averti : des opéras du monde entier avaient souhaité reprendre son spectacle, mais les ayants droits avaient toujours refusé. Ces derniers préfèrent, en effet, donner l’exclusivité au spectacle de Joey McKneely « d’après la production originale », qu’un producteur allemand fait tourner depuis plusieurs années dans le monde entier. Il est d’ailleurs passé à deux reprises à Paris, au Théâtre du Châtelet, puis à la Seine Musicale.

Alain Perroux © Klara Beck

Peu après ma prise de fonction, je reçois un message de la personne qui représente en France la société MTI (Music Theatre International), laquelle gère les droits de nombreuses comédies musicales. L’Opéra national du Rhin vient de présenter avec un immense succès Un violon sur le toit, dans la mise en scène du même Barrie Kosky. Et mon interlocutrice s’appuie sur cette bonne expérience pour me dire : « Je sais que vous aimez le genre musical, et que vous avez écrit sur le sujet. J’espère donc que vous aurez envie de produire quelques-uns des autres titres, connus ou encore inconnus, de ces pépites américaines. » Je saisis la balle au bond, et lui fais part de mon souhait de reprendre le West Side Story de Barrie Kosky, même si ce dernier pense que c’est impossible. Quelques semaines plus tard, la réponse tombe, surprenante : les droits ne sont pas bloqués pour une exploitation à Strasbourg et à Mulhouse. Le principal obstacle est levé.

Reste à franchir les suivants. Une fois la question des droits résolue – et sachant que tout notre matériel promotionnel reste soumis à l’approbation des éditeurs –, commence le délicat processus de casting. Dès le départ, je souhaite confier la direction musicale du spectacle à David Charles Abell, que j’ai rencontré en 2002 à Bregenzer Festspiele, où il était chef assistant dans la production de West Side Story, mise en scène par Francesca Zambello. Ayant travaillé avec Bernstein, et réalisé l’édition de la partition, il me paraît l’homme idéal pour ce projet.

Barrie Kosky © Jan Windszus

Au Komische Oper de Berlin, qui est un théâtre de répertoire, Barrie Kosky a l’habitude de confier les rôles de cette pièce à des membres de sa troupe – des artistes lyriques, donc –, à plusieurs danseurs-chanteurs invités, et au chœur de la maison. À l’Opéra national du Rhin, nous profitons de la liberté que nous donne le système de stagione pour inviter des chanteurs spécialistes de comédie musicale.

À Berlin, l’ouvrage est représenté avec les chansons en anglais, et les dialogues en allemand. Or je n’aime pas ce mélange des langues, qui me paraît toujours artificiel. Quand la chose est possible, je préfère qu’une comédie musicale soit donnée dans la langue des spectateurs. Mais traduire en français cet ouvrage si américain me semble problématique. Nous optons donc pour une version intégralement en anglais, avec l’accord de Barrie, qui nous a seulement demandé que la distribution soit la plus diverse possible, et que chaque chanteur garde son accent – il a horreur des artistes qui cherchent à imiter le parler yankee. D’autant qu’il considère que son spectacle n’est pas particulièrement new yorkais : c’est un West Side Story d’aujourd’hui, qui pourrait se dérouler dans n’importe quelle mégalopole contemporaine.

Notre Maria s’appelle Madison Nonoa, elle a de grands yeux expressifs, son timbre rappelle Kiri Te Kanawa. Alain Perroux

Autre impératif : trouver des interprètes vraiment jeunes – ou en ayant l’air. L’ouvrage ne fonctionne pas si Tony et Maria ressemblent à des trentenaires perdus dans des quartiers populaires. Nous nous mettons donc en quête de jeunes interprètes internationaux, et je me promets d’intégrer un certain nombre de Français dans le spectacle, car il y a de plus en plus d’artistes de premier ordre dans notre pays, formés par des écoles spécialisées dans la comédie musicale.

Pour les trois personnages principaux, nous faisons appel à des chanteurs déjà un peu expérimentés : une Anita ayant chanté le rôle avec David Charles Abell au Lyric Opera de Kansas City, un Tony qui vient d’aborder le rôle dans la province américaine. Pour Maria, je me souviens d’une jeune soprano néo-zélandaise, qui a auditionné pour l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence 2020 – laquelle n’a pas pu avoir lieu pour cause de Covid. Elle s’appelle Madison Nonoa, elle a de grands yeux expressifs, son timbre rappelle Kiri Te Kanawa… et elle est libre sur toute la période. C’est la seule artiste lyrique du projet. Et elle se révèle une bête de scène. Reste à distribuer les autres rôles.

Pour ce faire, nous organisons des auditions à Paris, en juin 2021. De nombreux artistes français se portent candidats, mais aussi des Italiens, des Hollandais, des Américains… À l’issue de ces auditions, auxquelles participe l’assistant chorégraphe Silvano Marraffa – car ce spectacle très physique exige de réelles capacités de danseurs –, nous trouvons des titulaires pour la plupart des rôles, notamment celui de Riff, le chef de bande. Mais il nous manque encore Bernardo, le frère de Maria. Dans les mois qui suivent, la situation se complique. Plusieurs chanteurs déclarent forfait, car les artistes de musicals ne sont pas habitués à être engagés longtemps à l’avance, comme le sont les chanteurs d’opéra.

C’est ainsi que, huit mois avant la première du spectacle, l’Américaine engagée pour Anita se retire, car un producteur de Broadway lui propose un spectacle sur une longue période. Quelques mois plus tard, c’est le titulaire du rôle de Tony qui nous lâche. Entre-temps, nous avons organisé des auditions à Londres avec un agent anglais – compliquées par la nouvelle vague de Covid qui frappe l’Europe en décembre 2021. Ces auditions nous permettent de tomber sur un Bernardo et une nouvelle Anita. Et c’est assez tardivement, après plusieurs péripéties, que nous trouvons finalement notre Tony, en la personne de Mike Schwitter, qui s’apprête alors à chanter dans South Pacific à l’Opéra de Toulon.

Répétitions de West Side Story à l’Opéra national du Rhin © Klara Beck

Depuis le 19 avril, nos répétitions ont commencé à Strasbourg. Pas de routine possible, car ce projet reste inhabituel pour une maison d’opéra. Les artistes spécialisés dans la comédie musicale ont d’autres habitudes de travail. Ils marquent peu, mais chantent rarement à pleine voix, car ils savent qu’ils seront soutenus par des micros. Ils ont des séances consacrées aux scènes parlées, et des répétitions chorégraphiques en parallèle, pour les nombreux passages dansés.

L’un des aspects remarquables de notre reprise, c’est que nous avons intégré les danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin au spectacle. Plusieurs d’entre eux ont même pris de cours de chant, sur une base volontaire, et ont auditionné pour se voir attribuer des rôles. L’un de nos danseurs, formidable comédien, a ainsi décroché le rôle de Chino, le fiancé « officiel » de Maria, et il intervient dans de nombreuses scènes parlées ; quelques-unes de nos danseuses chantent et dansent dans « I feel pretty » et le fameux « America ». Il faut encore intégrer à cette troupe chamarrée un chœur composé de jeunes chanteurs de la région alsacienne, eux aussi très motivés à l’idée de danser.

Depuis plusieurs semaines, le chef d’orchestre s’emploie à unifier tous ces artistes aux provenances diverses, il leur apprend à phraser, les oblige à soigner la justesse dans des mélodies plus tortueuses qu’elles n’en ont l’air. L’assistante de Barrie Kosky, Tamara Heimbrock, dirige les scènes parlées avec un soin maniaque, qui n’exclut pas la bonne humeur, tandis que Silvano Marraffa, qui a dansé dans le spectacle à Berlin, règle les chorégraphies survitaminées d’Otto Pichler.

Répétitions de West Side Story à l’Opéra national du Rhin © Klara Beck

Ces derniers jours, on voit le spectacle prendre forme. Pour l’Opéra national du Rhin, c’est un véritable défi. Ce projet nous oblige à sortir de notre « zone de confort ». Et il coûte autant qu’une grosse production d’opéra. Car il y a du monde sur scène, un nombre de représentations important, et de gros moyens techniques, dont une quarantaine de petits micros HF « invisibles » – c’est-à-dire cachés dans les cheveux des chanteurs –, lesquels sont extrêmement chers à la location.

Mais le jeu en vaut mille fois la chandelle. Outre que nous allons donner à entendre ce chef d’œuvre du XXe siècle pour la première fois à l’Opéra national du Rhin, nous savons aussi que nous allons toucher un vaste public, dont une grande part ne vient pas habituellement à l’opéra. Trois semaines avant la première, nos salles affichent déjà un taux de fréquentation de plus de 90%. Avec l’Orchestre symphonique de Mulhouse dans la fosse et cinquante personnes sur scène, le spectacle a plus d’ampleur qu’une production de Broadway. Unissant le souffle de l’opéra et l’énergie du musical, notre West Side Story demeure une expérience unique, un pari comme nous aimons les tenter dans cette maison si belle et singulière.

ALAIN PERROUX, directeur général de l’Opéra national du Rhin, et auteur de Comédies musicales, mode d’emploi, paru chez L’Avant-Scène Opéra.

À voir :

West Side Story de Leonard Bernstein, avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin, l’Orchestre symphonique de Mulhouse, le Chœur de West Side Story, Madison Nonoa (Maria), Amber Kennedy (Anita), Mike Schwitter (Tony), Bart Aerts (Riff), Kit Esuruoso (Bernardo), sous la direction de David Charles Abell, et dans une mise en scène de Barrie Kosky et Otto Pichler, à l’Opéra national du Rhin (Opéra de Strasbourg, du 29 mai au 10 juin, La Filature, Mulhouse, du 26 au 29 juin).

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