Comptes rendus Onéguine dramatiquement trop froid à Paris
Comptes rendus

Onéguine dramatiquement trop froid à Paris

28/11/2021

Théâtre des Champs-Élysées, 15 novembre

Eugène Onéguine, on le sait, n’était pas destiné à un grand théâtre, mais aux étudiants du Conservatoire de Moscou, où il a été créé en 1878. Car Tchaïkovski ne considérait pas l’ouvrage comme un opéra traditionnel, où interviennent des figures héroïques, mais plus comme une suite de tableaux, mettant en scène des personnages de la vie de tous les jours, même s’ils sont tirés du célébrissime poème de Pouchkine. C’est la raison pour laquelle il l’a sous-titré « Scènes lyriques », et non « opéra ». Et c’est la raison pour laquelle l’œuvre nous touche encore autant aujourd’hui, pour laquelle elle est restée si proche : parce qu’elle parle d’une histoire intemporelle et de sentiments que nous avons éprouvés un jour ou l’autre.

On imagine donc que lors de la création, les chanteurs qui l’interprétaient n’avaient peut-être pas les plus grandes voix du monde, mais que leur jeunesse les rendait parfaitement crédibles. Et c’est ce qui était, vraisemblablement, le plus important aux yeux du compositeur : le fait que la représentation soit juste, qu’elle touche le cœur des spectateurs, et qu’il n’y ait pas d’artifice dans cette élégie sur l’amour déçu, dans laquelle Tchaïkovski avait mis tellement de lui-même. Eugène Onéguine fait écho à de nombreux aspects de sa psyché et de son existence ; l’œuvre est écrite avec du sang, et c’est de là qu’elle tire cette émotion qui lui donne une place si particulière.

C’est exactement le contraire qui se passe dans la nouvelle production entre le Théâtre des Champs-Élysées et l’Opéra National de Bordeaux. Cette fois, on n’a plus affaire à des étudiants, mais à des chanteurs confirmés qui, même s’ils ne sont pas très âgés, ont du mal à jouer les adolescents. Onéguine, censé ne pas avoir dépassé la trentaine dans le livret, est ici déjà grisonnant ; Lenski ne fait guère penser à un frêle poète en herbe ; Olga ne semble pas vraiment découvrir les jeux de l’amour. Seule Tatiana, peut-être, peut donner l’illusion de la jeune fille rêveuse et passionnée.

Aucune maladresse, donc, et un savoir-faire incontestable, mais qui nuit au fait que l’on puisse se projeter dans ces personnages, les aimer et ressentir avec eux la tristesse ou l’amertume du temps qui passe.

Il faut dire que Stéphane Braunschweig ne les aide guère. Son travail est certes intelligent, fluide, pertinent à bien des égards (avec une utilisation judicieuse de l’espace représentant la chambre de Tatiana, qui revient comme un leitmotiv au cours des trois actes), mais il fait preuve d’une trop grande froideur, qui gomme les aspérités et ne caractérise pas suffisamment les personnages.

Quelle est la différence, par exemple, entre le monde de la ville (celui d’Onéguine) et le monde de la campagne (celui de Tatiana) ? Qui est ce Monsieur Triquet, hésitant entre l’attendrissement et le ridicule ? Quels rapports exacts ces jeunes gens entretiennent-ils entre eux ? Stéphane Braunschweig esquisse des questions, mais n’y répond pas.

Si l’on se contente de cette relative mollesse dramatique, on pourra se satisfaire du plateau, de toute première qualité. La soprano russe Gelena Gaskarova interprète Tatiana avec beaucoup d’aisance, mais aussi avec une voix souple, bien timbrée, et une ligne de chant maîtrisée. Qui plus est, elle est autant à l’aise dans les deux premiers actes que dans le dernier, où le personnage s’est transformé et fait preuve d’une autorité toute nouvelle.

Jean-Sébastien Bou est un bel Onéguine, avec une voix qui, elle aussi, passe bien la rampe et sait se faire d’abord glaçante, puis passionnée. Mais peut-être le baryton français met-il trop en avant le cynisme du personnage, au détriment de ses contradictions.

Jean-François Borras chante, avec infiniment de subtilité, l’air de Lenski. Il s’agit d’un moment suspendu qui rappelle à quel point la vie est fragile, et grande la solitude. Superbe Olga, au timbre riche, d’Alisa Kolosova et Grémine impressionnant, même s’il n’a pas complètement le grave que l’on a l’habitude d’entendre dans ce rôle, de Jean Teitgen (à noter l’importante présence de chanteurs français dans la distribution).

Dans la fosse, Karina Canellakis dirige magnifiquement l’Orchestre National de France. Sa direction est vive, alerte ; elle fait constamment avancer l’action et, surtout, elle souligne, avec toute l’attention nécessaire, la subtile orchestration de cette partition, dont les accents mélancoliques nous poursuivent bien après que nous avons quitté le théâtre.

PATRICK SCEMAMA

PHOTO © VINCENT PONTET

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