Théâtre des Arts, 7 novembre
La musicologie a sa dignité, voire sa nécessité. Le souci d’intégralité, ses mérites. Telle est la mission du Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française. Impose-t-elle infailliblement sa règle au spectacle vivant, encore convalescent ? De cette coproduction du Palazzetto Bru Zane avec l’Opéra de Rouen Normandie, l’Opéra de Tours, le Théâtre des Champs-Élysées, l’Opéra Orchestre National Montpellier, l’Opéra de Limoges et l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, le spectateur tire des sentiments mêlés.
Une première partie brillante (les trois premiers actes) se montre fidèle à l’« opéra-bouffe » d’Offenbach, créé au Théâtre du Palais-Royal, le 31 octobre 1866. Devant les difficultés rencontrées avec des comédiens diversement chanteurs, c’est une version en cinq actes qui triompha (plus de deux cents représentations !). Après la guerre franco-prussienne de 1870, Offenbach reprit l’ouvrage au Théâtre des Variétés, le 25 septembre 1873, dans une édition en quatre actes qui devint partout la version définitive, parce qu’elle fonctionne pour le bonheur de tous.
Avec cette nouvelle production, qui propose l’intégralité de la version originale de 1866, la seconde partie d’un spectacle qui excède les trois heures fait assister à un quatrième acte reconstitué, chez Madame de Quimper-Karadec, la tante de Bobinet ; il se raccorde à l’« acte IV » de 1873, au Café Anglais, devenu un « acte V ». Le soufflé retombe. Du fait de l’interprétation ou de la longueur ?
Si l’on nous annonce « la fine fleur du chant français », il faut permettre à ces chanteurs de chanter et de se faire comprendre. C’est le cas au cours des trois premiers actes. Avec la seconde partie du spectacle (actes IV et V), les contraintes gymniques et contorsionnistes, le hurlement perpétuel du texte « parlé » s’exercent au détriment du chant.
Créateur de magnifiques costumes et d’ingénieux décors, Christian Lacroix va-t-il débuter par une réussite dans la mise en scène d’un ouvrage lyrique ? S’inspirant des maquettes originales, de dessins et de caricatures des premières représentations, et même de photos des reprises, il imagine une production intelligente, pleine de charme, avec laquelle il rompt ensuite bizarrement, comme s’il lui avait fallu se soumettre à d’autres exigences.
Tout commence par une joie rare : on peut enfin écouter une « vraie » Ouverture, qui permet d’apprécier la direction précise et lyrique de Romain Dumas, à la tête de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie (violon solo, hautbois, cor, basson). Partie prenante de l’action, le chœur Accentus, si précis et si bien-disant, réjouit infiniment.
Le décor de la gare « du chemin de fer de l’Ouest » (acte I), le domicile de Raoul de Gardefeu (acte II), l’hôtel de Quimper-Karadec (acte III) enchantent ; comment ne pas apprécier l’habile utilisation d’un ascenseur ou les changements à vue chorégraphiés, qui évitent toute rupture de la continuité dramatique ? On sourit du ballet de parapluies spirituellement éclairés, pendant le chœur « Le ciel est noir, il va pleuvoir ». La restitution des ensembles en allemand (« Wir wollen essen, essen ! »), l’énumération des exigences culinaires germaniques – toutes références qui deviendront évidemment impossibles, en 1873 – amusent avec modération.
Les couleurs contrastées des costumes doivent leur charme à la palette de Christian Lacroix, aux flots de tissus merveilleusement appariés. On rit de « l’habit qui a craqué dans le dos » du faux amiral (Bobinet), comme de l’ahurissante tenue du Brésilien.
Avec la seconde partie, tout se passe comme si le propos n’était plus maîtrisé, comme si la direction d’acteurs renonçait au profit d’une agitation qui donne le sentiment du déjà-vu. Le quatrième acte laisse à deviner une sorte de Radeau de la Méduse : corps dénudés empilés en pyramide, avec force gémissements (« Ah ! quelle fête… Nous avons ri, nous avons bu ! »). C’est, en effet, un désastre. Le personnage de « Jean le Cocher » fournit le prétexte à l’habituelle démonstration sado-masochiste sur la personne du Baron, qui inaugure un très long tunnel.
Au cinquième et dernier acte survivent des airs qu’on croit reconnaître : les conseils d’Alfred (« Fermez les yeux ! ») par Philippe Estèphe, et le fameux « Rondeau » de Métella (« C’est ici l’endroit redouté… ») par Aude Extrémo, grande voix lyrique et présence incontestable. Éric Huchet, époustouflant Brésilien, Franck Leguérinel, omniprésent Baron, Florie Valiquette, piquante Gabrielle, tirent leur épingle de ce jeu morose. Elena Galitskaya est annoncée comme souffrante ; sa Pauline sait néanmoins assurer son duo avec le Baron (« Ô beau nuage »).
Pour les autres interprètes, victimes de la seconde partie, la fatigue n’est pas loin. Elle s’abat sur le public.
PATRICE HENRIOT
PHOTO © VINCENT PONTET