Royal Opera House, Covent Garden, 9 octobre
Salle comble – pour Jenufa, mais oui ! Sans doute n’est-il pas inutile, dès lors, de rappeler que l’Opéra National de Paris devant se serrer la ceinture, suite aux grèves qui précédèrent de peu la pandémie, Stéphane Lissner avait dû annuler la nouvelle production de l’ouvrage prévue pour la saison (finalement fantôme) 2020-2021, de crainte que Janacek, une fois encore, ne fasse pas recette…
Plus de la moitié du public, au parterre du moins, a le visage découvert, le port du masque n’était plus recommandé que « par courtoisie envers les autres ». L’heure du retour à la normale, ou presque, semble avoir sonné dans un théâtre réduit au silence plus longtemps que d’autres, mais dont la programmation a repris exactement là où elle s’était interrompue : le spectacle de Claus Guth aurait dû être créé le 24 mars 2020, sous une autre baguette, certes, et avec une distribution à peine différente.
Les protagonistes féminines sont ainsi au rendez-vous. Karita Mattila, qui défend le compositeur tchèque avec assiduité depuis plus de trois décennies, n’est assurément pas pour rien dans l’accroissement de la fréquence de programmation de ses œuvres dans les grandes maisons.
Jenufa de sa génération, la soprano finlandaise est désormais passée à Kostelnicka – pour la première fois en 2016, en concert, à Londres déjà, et avec de beaux restes alors. Si la torche vive brûle toujours de ce feu irradiant qui l’absolvait de bien des écarts, notamment de justesse, il faut admettre que la voix, entre cris, feulements et graves blafards, est en lambeaux, et le timbre, un souvenir flou.
Mais comment ne pas s’incliner, au troisième acte surtout, devant l’intensité, mieux, la tension de l’incarnation ? Et ne pas s’émouvoir du passage de relais avec Asmik Grigorian qui, dans le rôle-titre, se révèle aux antipodes de ce qu’y fut son illustre aînée ? Rien d’ostentatoire dans cette émission égale et concentrée sur tout l’ambitus, mise tout entière au service du personnage, qui se dessine avec la force – intérieure – de l’évidence.
Il y a dans le frémissement du chant et de la présence, d’ailleurs indissociables, comme une fragilité, une résignation, en même temps qu’une aspiration, une ardeur, à la fois contenues et sur le point d’exploser, par lesquelles la soprano arméno-lituanienne atteint la plus touchante vérité. Justement parce qu’elle ne se pose pas en héroïne.
La même humilité, conséquence du rejet et des blessures, celle d’orgueil, et celle qu’il inflige par amour, caractérise le Laca de Nicky Spence. Le Britannique offre un ténor clair encore, mais assez large – de là à endosser la carrure de Samson (Samson et Dalila), sur la même scène, au printemps prochain ? –, pour que le contraste avec son demi-frère soit éloquent.
Inattendu dans ce répertoire – il remplace Andrew Staples, prévu à l’origine, pour l’ensemble des représentations –, l’Albanais Saimir Pirgu s’y montre plus que pertinent, dégageant de la matière assez sombre et brute de son instrument un Steva aussi détestablement lâche que fanfaron. Autour de ce quatuor, bien mieux que des silhouettes, à commencer par la Grand-Mère de la mezzo italienne Elena Zilio, dont l’aura égale l’incroyable longévité. Et, dans la fosse, un orchestre chauffé à blanc par Henrik Nanasi.
Plutôt que de chercher à paraître « moderne » ou analytique, le chef hongrois embrasse la partition dans toute son expressivité, faisant saillir, là ses aspérités, ici un lyrisme étreignant, souvent une tendresse, dans la façon dont les couleurs instrumentales et vocales se répondent.
Moins marquante que celles de Krzysztof Warlikowski pour De la maison des morts et Richard Jones pour Katia Kabanova, précédents volets du « cycle Janacek » entamé, en 2018, par le Covent Garden, la mise en scène de Claus Guth allie à un certain réalisme – des costumes, notamment, s’autorisant jusqu’à une pointe de folklore – une bonne dose de symboles, portant la marque de son esthétique glaçante.
Ni délire, à la manière de son improbable Bohème cosmique, à l’Opéra Bastille, ni révélation, c’est bien le destin de Jenufa qui se joue ici, sous l’œil d’un corbeau géant, censément oiseau de mauvais augure, surplombant la cage formée de lits en fer, regroupés et dressés à la verticale, dans laquelle Kostelnicka tient sa belle-fille à l’abri (ou prisonnière ?).
Reste qu’avec des interprètes du calibre de Karita Mattila et Asmik Grigorian, l’une au paroxysme de son crépuscule, l’autre à son fascinant zénith, décor, dramaturgie – et tout ce qui s’y rapporte – paraissent soudain bien accessoires…
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © ROH/TRISTRAM KENTON