Metropolitan Opera, 1er octobre
Le Metropolitan Opera de New York a parfaitement saisi l’air du temps, en programmant, pour la première fois de son histoire, un opéra cosigné par un compositeur et une librettiste afro-américains. Spectacle inaugural de la saison 2021-2022, Fire Shut Up in My Bones (Comme un feu dévorant, enfermé dans mes os) porte la griffe de Terence Blanchard (né en 1962) et Kasi Lemmons (née en 1961).
Empruntant son titre à un verset de la Bible (Livre de Jérémie, 20:9), l’ouvrage s’appuie sur la puissante autobiographie de Charles M. Blow (né en 1970), parue en 2014. Le journaliste du New York Times y évoque sa jeunesse difficile, dans une petite ville pauvre et violente de Louisiane, dans les années 1970-1980, entre préjugés liés à sa couleur de peau, à sa bisexualité et à sa sensibilité d’écorché vif.
Avouons que l’on ne voit pas si souvent une grande maison d’opéra aborder des thèmes aussi épineux que le racisme, le poids de la communauté, l’homophobie souvent inculquée à l’église et les violences sexuelles faites aux enfants. Fire Shut Up in My Bones, sans prétendre au statut de chef-d’œuvre impérissable – si tant est que ce qualificatif ait encore un sens dans le monde actuel –, le fait de manière touchante et cohérente.
Le Met a-t-il voulu réparer des décennies de retard ? Sans doute. Surtout quand on songe que, dès 1949, le New York City Opera avait affiché Troubled Island du compositeur afro-américain William Grant Still (1895-1978), puis, en 1986, X, The Life and Times of Malcolm X d’Anthony Davis (né en 1951). D’où le choix symbolique de la soirée d’ouverture de saison – depuis Samuel Barber, avec Antony and Cleopatra, en 1966, aucun musicien vivant n’avait plus connu cet honneur.
Trompettiste de jazz, Terence Blanchard est connu pour ses musiques de films, entre autres pour Spike Lee. Son premier opéra, Champion, a vu le jour à l’Opera Theatre of St. Louis, en 2013. C’est également le cas de Fire Shut Up in My Bones, créé en 2019, dans une très efficace mise en scène de James Robinson, que le Met s’est contenté d’élargir aux dimensions de son auditorium (3 800 sièges, contre 763 dans la deuxième ville du Missouri !).
À l’opéra, le style de Blanchard se caractérise, au-delà de la perceptible influence de Puccini et Janacek, par une remarquable habileté à mélanger deux idiomes différents : le jazz et la musique classique. Plus illustrative que créatrice de drame, enrichie de chromatismes, sa partition s’écoute avec plaisir, voire avec passion, à certains moments.
La chorégraphe Camille A. Brown, promue cometteuse en scène pour l’occasion, en exploite toutes les opportunités avec sa compagnie, dans un travail aussi imaginatif et pertinent qu’il avait pu paraître contre-productif dans Porgy and Bess, au même endroit, en 2019. Au début du II, le « Ballet du songe », projection des rêveries homoérotiques du héros, s’avère ainsi l’un des climax de la soirée, tant pour la beauté de la musique que pour l’invention des mouvements dansés.
Charles enfant (soprano garçon) et jeune homme (baryton) partagent beaucoup de leurs expériences, entremêlant parfois leurs lignes vocales. Le premier est confié à Walter Russell III, à la personnalité attachante, mais à l’intonation fluctuante. Le second, en revanche, trouve en Will Liverman, étoile montante déjà vue et entendue in loco en Papageno (Die Zauberflöte), un interprète passionné et bien chantant – du moins quand l’orchestre, dans les paroxysmes, ne couvre pas un instrument peut-être taillé pour des espaces et des effectifs plus intimistes.
Déjà applaudie en Bess et Mimi (La Bohème) au Met, Angel Blue déploie toute sa richesse de timbre et son formidable potentiel expressif dans trois incarnations : deux allégoriques (Destin et Solitude), la troisième de chair et de sang, en la personne de Greta, première relation amoureuse sérieuse de Charles. Latonia Moore, quant à elle, aborde le personnage crucial de Billie, la mère aimante, avec un rayonnement vocal et un pouvoir émotionnel exceptionnels.
Le baryton-basse Ryan Speedo Green sonne brillant en Paul, l’oncle bienveillant, deux jeunes chanteurs se tirant, avec les honneurs, de rôles bien peu sympathiques : le ténor Chauncey Packer en Spinner, le père du héros, qui trompe allègrement sa femme, et le baryton Chris Kenney en Chester, le cousin qui abuse sexuellement de Charles enfant.
Un mot du livret de Kasi Lemmons, souvent poétique et expressif, mais parfois verbeux ou répétitif. Comme dans beaucoup d’opéras contemporains, il y a un bon quart d’heure de trop dans Fire Shut Up in My Bones. Ce qui n’empêche pas Yannick Nézet-Séguin, dans ses habits de directeur musical du Met, de diriger, avec autant de dynamisme que d’enthousiasme, cette recréation décidément excitante.
DAVID SHENGOLD
© MET OPERA/KEN HOWARD