Comptes rendus Fidelio laisse partagé à Paris
Comptes rendus

Fidelio laisse partagé à Paris

09/10/2021

Salle Favart, 29 septembre

Le gymnase d’une prison censément américaine, avec son panier de basket-ball : l’idée – générale – du décor est sensiblement la même que dans la production de De la maison des morts montée par Krzysztof Warlikowski, au Covent Garden de Londres. Un monde, pourtant, sépare l’espace poétique imaginé par la géniale Malgorzata Szczesniak du cadre fonctionnel conçu par Valérie Grall pour le nouveau Fidelio de l’Opéra-Comique.

Cette impression de déjà-vu – souvent et en mieux, sous d’autres signatures que celle de Cyril Teste – s’avère d’ailleurs persistante. Comment ne pas se remémorer, en découvrant Florestan dans sa cellule, attaché à une table d’injection létale, Theodora par Peter Sellars ? Il ne s’agit pas d’accuser vertement le metteur en scène français de piller ses glorieux aînés, mais plutôt de regretter que l’arsenal technologique déployé ne le mène pas plus loin qu’une transposition assez littérale, dont l’hyper-réalisme supposé se heurte, d’une part, à un contexte aseptisé et blafard, moins carcéral, en somme, que chirurgical, et, d’autre part, à un manque criant de vérité et d’intensité dramatique.

C’est que, sans abandonner les chanteurs à eux-mêmes, le théâtre qui est donné à voir ne les entraîne pas au-delà de ce qu’ils savent – plus ou moins bien – faire. En scrutant l’expression des visages, et celui de Leonore, en particulier, la vidéo, préservée de l’obsession de la surveillance par une chorégraphie d’écrans d’une beauté aussi soudaine que singulière, se veut un révélateur, sans doute. L’exercice n’en atteint pas moins très vite ses limites, en s’attardant sur les yeux trop maquillés de « Fidelio », dont la crédibilité du travestissement était déjà compromise par une méchante perruque, façon cheveux coupés à la va-vite.

Faut-il, dès lors, se féliciter qu’à rebours de tant de réécritures pontifiantes, les dialogues parlés aient été réduits au strict nécessaire, afin que la représentation tienne en deux heures, sans entracte ?

Dans la fosse, Raphaël Pichon s’évertue à tenir le rythme. À faire entendre aussi – c’est naturel – tout ce que Beethoven doit, jusque dans l’ultime version de son unique opéra, au Mozart de Die Zauberflöte, mais pas seulement. Extraire la partition de sa gangue post-romantico-métaphysique, quoique sans en renier la dimension universelle, expose cependant à des critiques d’ordre technique, dans lesquelles l’acoustique de la Salle Favart ne manque pas d’avoir une part de responsabilité : sempiternelle sécheresse des cordes en boyaux, rusticité des bois, dérapages incontrôlés des cuivres, pareille litanie ne surprend guère dans le cas d’un ouvrage que les dieux tutélaires de la direction d’orchestre ont marqué de leur empreinte.

Et puis, les membres de l’ensemble Pygmalion auront bien le temps de raffiner leurs sonorités pour partir à la conquête de répertoires plus tardifs – Les Siècles, pour prendre l’exemple d’une phalange désormais d’élite, qui a poussé la pratique « historiquement informée » bien au-delà des limites chronologiques communément admises, ne se sont pas faits en un jour !

Plus discutable, en revanche, est le choix de Siobhan Stagg pour incarner Leonore. Le chef a beau arguer, dans le programme de salle, que Wilhelmine Schröder-Devrient fut aussi – pour ses débuts, à 16 ans – une Pamina, il convient de se souvenir que Wagner composa pour elle Senta (Der fliegende Holländer) et Venus (Tannhäuser), qui exigent un format autrement plus conséquent.

Remise d’un refroidissement qui l’avait condamnée au mutisme, lors des deux premières représentations, doublées depuis la fosse par Katherine Broderick, puis Jacquelyn Wagner, Siobhan Stagg ne lutte certes pas pour venir à bout de cette vocalité escarpée : « Abscheulicher » prend des allures d’air de concert plutôt que de manifeste dramatique, ainsi détaillé – et avec quelle frémissante sensibilité ! – par un instrument gracieux, qui n’a besoin ni de grimacer, ni de se contorsionner pour conclure la strette, sur laquelle ont trébuché certaines de ses plus considérables devancières. Mais encore faut-il faire le poids pour ne pas disparaître dans les ensembles, simplement exister même dans « O namenlose Freude ! ». Surtout face à de tels partenaires.

Mari Eriksmoen irradie d’une lueur opaline qui emplit le théâtre à chaque apparition de Marzelline – et domine, comme en apesanteur, « Mir ist so wunderbar » –, tandis que Linard Vrielink est exactement ce qu’il faut, ni plus ni moins, pour Jaquino. Ce que Pizarro perd en agressivité et en noirceur, Gabor Bretz le prodigue en qualité de chant. Et Albert Dohmen, Wotan devenu Hunding, Hollandais passé à Daland, fait figure de pilier, même s’il arrive à Rocco de trembler sur ses bases, à l’autorité et au métal intacts.

Michael Spyres laisse longtemps résonner dans le silence un « Gott » enflé jusqu’à la démesure, et qui pourrait sembler maniéré, si l’interprète n’était d’emblée aussi magnétique. Cet ascendant sidérant tiendrait-il, outre l’éloquence supérieure de la ligne et du phrasé, à cette capacité singulière à se réinventer sans cesse, et d’abord par le timbre ? Qu’a de commun ce Florestan aux sombres reflets de Heldentenor – authentique ou contrefait, seul l’avenir le dira – avec son Chapelou (Le Postillon de Lonjumeau) batifolant dans le suraigu, sinon le goût du risque ?

Qu’importe l’étiquette, voici l’artiste tel qu’en lui-même, à la fois colossal et constamment sur le fil.

MEHDI MAHDAVI

© STEFAN BRION

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