Pour les multinationales du disque (Erato/Warner Classics, Decca/Deutsche Grammophon, Sony Classical), la cause semble entendue : les récitals, d’airs séparés ou de mélodies, ont définitivement remplacé les intégrales d’opéra en studio. La rentrée 2021, dont les pages « CD » de ce numéro recensent les premières nouveautés, en apportent la énième confirmation.
Certes, Sony Classical a offert, en 2019, un Otello à Jonas Kaufmann et Erato/Warner Classics a en projet, pour 2022, une Turandot avec le même. Mais c’est bien peu quand on a en mémoire le rythme de Placido Domingo, jadis : six intégrales en 1971, neuf en 1976 ! On m’objectera que le DVD, en immortalisant les vedettes du moment dans quasiment tous leurs rôles, rend le CD caduc. Sauf que Domingo n’enregistrait pas que les fleurons de son répertoire !
Pour lui, comme pour les directeurs artistiques des firmes, le disque était l’occasion de graver des opéras jamais abordés à la scène, comme Louise, Die Meistersinger von Nürnberg, I Lombardi, Giovanna d’Arco, L’amore dei tre re… Pourquoi ne pas offrir la même opportunité à Jonas Kaufmann, au lieu de lui faire enchaîner les récitals, aussi réussis soient-ils ? À ce stade de sa carrière, avec la couleur de voix qui est la sienne, et cette affinité naturelle avec les héros angoissés, torturés, psychologiquement au bord de la rupture, les rôles ne manquent pas.
Personnellement, je rêve de l’entendre dans Stiffelio, superbe rareté de Verdi dont l’Opéra National du Rhin assure la création française, ce mois-ci. Face à Sonya Yoncheva en Lina et Ludovic Tézier en Stankar (deux autres vedettes du catalogue Sony Classical), cela aurait de la gueule ! Et une vraie utilité dans une discographie que l’on ne saurait qualifier de pléthorique. Pourquoi ne pas tenter Rienzi, monument wagnérien aussi imparfait que fascinant ? Ou Edgar, le deuxième opéra de Puccini, sans doute maladroit mais à plus d’un moment irrésistible ? Ou encore Polyeucte, chef-d’œuvre de la maturité de Gounod, ignoré par les studios ?
C’est la volonté qui manque car, pour le reste, Jonas Kaufmann coche toutes les cases, à commencer par la curiosité musicale, la facilité d’apprentissage – Luciano Pavarotti, qui n’en possédait aucune, dut pour cela renoncer à de nombreux projets – et ce que j’appellerais le charisme phonographique – certains chanteurs « passent » mieux que d’autres au disque. Peut-être refuserait-il certains des titres que je mentionne. Mais je suis sûr qu’il en accepterait d’autres.
Après, il faudrait qu’il prenne le temps de se (re)poser, pour se présenter, le jour J, dans une forme optimale. On l’en sait capable, surtout quand l’enjeu est important. On sait aussi qu’il a tendance à se disperser aux quatre coins du globe, en enchaînant les engagements à une cadence que seul le Domingo des années 1970-1980 était capable de soutenir sans flancher. Son été 2021 pourrait ainsi servir de modèle de ce qu’il faut faire… et ne pas faire, quand on est chanteur d’opéra.
Du 25 mai au 29 juin, Jonas Kaufmann ne s’est pas produit en public, se concentrant sagement sur sa prise de rôle de Tristan, en ouverture du Festival de Munich. Comme je l’ai écrit dans mon compte rendu de la première, il est apparu en excellente forme vocale (voir O. M. n° 175 p. 41 de septembre 2021). Il a ensuite assuré les représentations des 4, 8 et 13 juillet, en s’offrant quand même une escapade à Vienne, le 11, pour un « Liederabend » avec Helmut Deutsch au piano. Et puis, il a éprouvé le besoin de s’envoler pour Madrid, où l’attendaient deux représentations de Tosca, le 19 et le 22, avant de poursuivre sa mini-tournée espagnole à Peralada, le 25, toujours avec Tosca.
Faut-il s’étonner de sa contre-performance, ce soir-là (voir nos pages « Comptes rendus » dans ce numéro) ? D’abord, Tristan et Mario Cavaradossi n’appellent pas le même placement de voix, et tous les chanteurs vous diront qu’il faut attendre plusieurs semaines avant de passer de l’un à l’autre. Jonas Kaufmann abordait Puccini avec un instrument préparé pour Wagner, avec d’inévitables conséquences sur l’état dudit instrument, au bout de trois représentations. D’autre part, Tristan est un rôle tellement lourd, exigeant, dévorant que, quand on l’interprète, on reste sur place.
Les cinq jours suivant Peralada, Jonas Kaufmann, revenu à Munich, s’est sagement abstenu de chanter, à l’exception de deux airs dans un concert de gala au Nationaltheater, le 30. Puis, sans surprise, il est réapparu en forme pour la dernière de Tristan, le 31. Tant pis pour les spectateurs du festival espagnol, qui ont fait les frais de la course au cachet de l’un des ténors les plus exceptionnels de ces cinquante dernières années !
RICHARD MARTET