Château d’Hardelot, 3 juillet
Que les amoureux d’opéra baroque français, comme les inconditionnels de Véronique Gens – mais peut-on décemment être l’un sans l’autre ? – se rassurent ! Le présent programme, intitulé « Back to Lully » pour le concert et, plus évasivement, Passion pour le disque, publié en même temps sous étiquette Alpha Classics, ne fait en aucun cas doublon avec le premier volume de Tragédiennes, anthologie au long cours (2005-2011), signée par la soprano française et Christophe Rousset, pour Virgin Classics/Erato.
Assez schématiquement, l’ancien opus prenait sa source, en l’occurrence le célèbre monologue d’Armide (« Enfin il est en ma puissance »), là où s’achève le nouveau récital, qui révèle aussi, autour de leur unique page commune, la voie empruntée par quelques-uns des cadets de Jean-Baptiste Lully : Pascal Collasse (qui acheva Achille et Polyxène), Marc-Antoine Charpentier (Médée), et Henry Desmarets (Circé).
Pour Véronique Gens, ce retour aux premières amours s’accompagne d’une rencontre, comme un adoubement, avec Louis-Noël Bestion de Camboulas. Sous la forme d’un opéra imaginaire en cinq actes, le chef fondateur de l’ensemble Les Surprises tisse un écrin sur mesure autour d’une voix qui a perdu en lumière ce qu’elle a gagné, peut-être, en métal, quoique noble et veloutée toujours.
Ainsi que le souligne la trop brève notice de Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), la soprano revêt et perpétue le répertoire des deux « premières actrices » pour lesquelles Lully écrivit ses grands rôles : mesdemoiselles Saint-Christophe (Alceste, Cybèle d’Atys, Junon d’Isis, Sténobée de Bellérophon, Cérès de Proserpine) et Le Rochois (Mérope de Persée, Arcabonne d’Amadis, Angélique de Roland, Armide).
De cette dernière, Véronique Gens semble avoir hérité, par-delà les siècles, « un air de reine et de divinité, la tête noblement placée », comme cette « grande voix qu’elle avait reçue de la nature » ( Titon du Tillet). Face aux micros ne transparaît pas, en revanche, cette réserve de jeune fille bien élevée, refusant encore, après toutes ces années de carrière au plus haut niveau, de tirer la couverture à elle – moins étonnante, en vérité, qu’admirable, parce que touchante.
Surtout dans l’intimité du théâtre élisabéthain du Château d’Hardelot, organisateur du « Midsummer Festival » depuis douze ans maintenant, pour lequel l’effectif instrumental a été réduit, par rapport au disque, de plus de moitié, en un dialogue dont le caractère censément plus chambriste n’exclut pas la théâtralité. Comme si – et ne sachant pas davantage aujourd’hui qu’autrefois quoi faire de ses longs bras –, la majesté innée de la chanteuse lui était conférée, presque malgré elle, par cette silhouette trop élancée, sur laquelle le temps n’a aucune prise.
Est-ce pour cette raison que la fureur de Médée (« Noires filles du Styx »), escortée par Les Chantres du CMBV, lui paraît étrangère – même si la prise de son de studio acère le registre de poitrine, trop frileusement effleuré sur scène pour atteindre sa cible ?
L’art de Véronique Gens, si supérieurement dépourvu d’affectation, est inégalable, dès lors qu’il s’agit de rendre sensible ce moment où le doute, la détresse, les prémices du désespoir s’insinuent dans le cœur de ces femmes « à baguette » – reines, donc, ou magiciennes – que leur prestige suppose altières. Et c’est en boucle qu’on écoutera l’air de la Nuit (« Voici le favorable temps »), extrait du Triomphe de l’Amour de Lully, dont le cantabile frémissant s’exhale entre hypnose et extase.
La part que prennent ici, et toute une heure trop brève durant, Louis-Noël Bestion de Camboulas et Les Surprises est essentielle, qui animent et relancent le discours sans effet superflu. Si la découverte majeure d’Issé d’André Cardinal Destouches le laissait présager (en CD chez Ambronay Éditions), cette immersion dans le cœur palpitant des héroïnes lyriques du Grand Siècle le confirme : il faudra désormais compter avec ce chef et son jeune ensemble pour porter haut les couleurs de la grande forme !
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © PASCAL BRUNET