Comptes rendus Contemporain à Montpellier
Comptes rendus

Contemporain à Montpellier

14/08/2021

Opéra Comédie, 29 juillet

En 2016, un fait divers agita la Russie et connut même un retentissement international. Dans un village du pays profond, après une dispute familiale au cours de laquelle la jeune fille aurait été battue par sa mère, deux amoureux de 15 ans se réfugièrent dans une maison. Lourdement armés, ils résistèrent aux forces spéciales chargées de les circonvenir.

Grands utilisateurs des réseaux sociaux, Denis et Katya se filmèrent en direct, tandis que de plus en plus de « likers » et de « haters » commentaient la situation sur Periscope, une sorte de Twitter russe. Ils furent enfin découverts morts par balles, et là, les interprétations divergent : se sont-ils suicidés ou ont-ils été exécutés ? Le doute plane, car la scène n’a pas été filmée.

À partir de cette triste histoire, le compositeur britannique Philip Venables (né en 1979) et son librettiste américain Ted Huffman, qui signe également la mise en scène, ont imaginé une forme originale. Il ne s’agit pas de raconter l’histoire, façon série télévisée. Les deux chanteurs (mezzo-soprano et baryton) n’incarnent donc pas le couple d’adolescents, mais endossent tour à tour, dans une chorégraphie d’une étonnante virtuosité, divers rôles : une journaliste enquêtant sur l’affaire, un professeur, un ami (qui parle russe), une voisine, un ambulancier, à quoi s’ajoutent des interventions projetées sur écran et tirées des commentaires publiés sur les messageries.

La pièce, d’une durée d’environ soixante-dix minutes, jouée sans entracte, est ainsi divisée en cent trente-quatre microséquences, construisant l’action en la questionnant. Car le drame progresse, avec une intensification de la tension qui débouche, dans l’épilogue, sur une déploration funèbre évoquant les lamenti de l’ère baroque, tandis que se projette, sur l’écran, la traversée d’une sombre forêt.

Pas de chef, ni d’orchestre. Quatre violoncelles, disposés aux quatre coins de la scène nue, limitent l’espace et commentent l’action dans un langage très varié. Les parties vocales sont, elles-mêmes, diversifiées : un chanteur parle, tandis que l’autre chante le texte de son partenaire, arioso plus ou moins atonal, à mi-chemin de Pelléas et Mélisande et Wozzeck

Denis & Katya a vu le jour à Philadelphie, en 2019. Les trois représentations offertes par le Festival Radio France Occitanie Montpellier, à l’Opéra Comédie, marquent, à la fois, la création européenne de l’œuvre et la première de la version française d’Arthur Lavandier, les auteurs ayant exigé que la pièce soit donnée dans la langue du pays où elle est jouée. Est-ce bien un opéra ? Ou plutôt du théâtre musical, comme on en fit beaucoup, il y a un demi-siècle ? Peu importe, en fait. Denis & Katya révèle, avant tout, la plasticité de l’art lyrique contemporain, la diversité des solutions qu’il propose, et donc sa vitalité.

Philip Venables, aujourd’hui mondialement reconnu, s’impose comme un compositeur audacieux et imaginatif. On l’avait déjà remarqué avec 4.48 Psychosis, créé à Londres, en 2016. Mais Denis & Katya offre un aspect peut-être plus radical, en tentant de résoudre le problème suivant : comment traiter un fait divers médiatique hors de toute représentation réaliste ?

La partition est d’une grande exigence pour les interprètes. Chloé Briot et Elliot Madore font preuve d’une virtuosité constante, non seulement vocale, mais aussi physique, sans que ce travail minutieux nuise au naturel de leur performance. Quant aux quatre violoncellistes, deux hommes et deux femmes, ils sont davantage des acteurs engagés que des accompagnateurs.

De (trop) nombreux metteurs en scène tiennent à tirer les œuvres du grand répertoire vers des problématiques contemporaines, au risque de les trahir. Mais on peut penser que, pour traiter les questions sociétales actuelles, rien ne vaut un opéra actuel, dont la forme ne doive rien au passé. C’est exactement ce que nous propose Philip Venables avec Denis & Katya.

JACQUES BONNAURE

PHOTO © MARC GINOT

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